J'ai préféré prendre l'air, il est doux et chargé de l'odeur entêtante des multiples espèces de végétaux dont j'ignore les noms. Les étoiles filent comme à leur habitude en cette période de l'année. Mon regard se perd dans l'infiniment noir, je rêve aux galaxies lointaines, il y a forcément un autre, à des millions d'années lumières qui scrute le ciel, comme moi. Je m'invente une destinée sur une planète inconnue, exploratrice intrépide bravant un monde forcément hostile et peuplé de créatures aux pouvoirs magiques. J'ai beaucoup lu. J'ai beaucoup lu les comics imprimées en petit format que mon père collectionne : Nova, Strange, les créations de Stan Lee, Les 4 fantastiques, Spiderman… Celui-ci je l'adore. Je rêverais de le rencontrer, il est timide et intelligent, maladroit dans la vie de tous les jours, mais courageux, fort et déterminé dans sa combinaison de super héros. Tout cela n'est pas très féminin, je n'en parle qu'à vous. Si cette passion pour ces mondes imaginaires devait être dévoilée au grand jour je susciterais l'incompréhension, sans parler des railleries, sarcasmes et autres blagues crasseuses de mes camarades. Je me dévoile très peu aux autres, je suis dans le groupe sans franchement en être un membre éminent. Je ne gêne personne, on me tolère et c'est très bien ainsi.
C'est le dernier weekend avant la rentrée. Vous allez me prendre pour une folle, mais j'ai hâte. Ces mois de vacances ont été les plus longs de ma vie : cloitrée chez mes parents, comme une nonne de 16 ans je n'ai quasiment pas mis le nez dehors . C'est ainsi quand on est "sans le sou", une bagnole vous lâche et voilà les deux semaines de camping en Bretagne annulées. Ce soir je suis encore seule, saoule mais paisible, dans la quiétude de ce jardin luxuriant. Je me suis assise au bord de la piscine, mes pieds dans l'eau dessinent des cercles qui s'entrechoquent, l'onde s'écrase sur les parois bleues du bassin comme autant de mini tsunami pour les insectes de l'été. J'ai la tête dans l'infiniment grand et mes pieds de façon complètement irréfléchie bouleversent par leur mouvement l'infiniment petit. Les bruits de la fête au loin parviennent à mes oreilles, basses lourdes et braillements festifs, mais je reste là au bord de la piscine.
Elsa m'a invitée, c'est son anniversaire. Je ne suis pas douée pour la fête, ni pour les événements sociaux mais j'ai ressenti le besoin de sortir de ma coquille. A mon arrivée j'ai découvert une demeure monstrueuse, un château moderne aux murs de béton brut percés de nombreuses ouvertures monumentales. Je me suis pointée à l'heure dite, première sur place, avec mon pack de bière et ma salade de riz dans un Tupperware. Elsa, pour m'occuper, m'a autorisé à faire un tour du propriétaire. Je me suis perdu dans un dédale de murs blanc, de carrelage blanc, j'ai ouvert chaque porte, jeté un œil dans chaque pièce. La chambre d'Elsa est d'inspiration américaine, celle de son frère est décorée aux couleurs de son club de foot préféré. Je ne juge pas, mais je n'aime pas. Comme de bien entendu, chaque piaule est équipée d'une salle de bain ! Le salon est plus vaste que l'appartement de mes parents, plus spacieux que n'importe quel logement que j'ai pu visiter. La cuisine aux murs noirs, largement ouverte sur le séjour se destine aux gourmets qui ne cuisinent jamais. "Mes parents invitent parfois des chefs à cuisiner dans les grandes occasions" me dit Elsa en soupirant. Pas de chef ce soir, il faut croire que son anniversaire ne figure pas sur la liste des "grandes occasions". Je découvre mi émerveillée, mi amusée des murs tapissés d'œuvres contemporaines qui m'interrogent. Ont-elles été choisies pour leur beauté ou leur valeur marchande ? Toujours est-il que la vision de cette statue de cocker en érection placé en bout de canapé n'a pas fini de me hanter.
Je vous l'ai dit, je suis mal à l'aise en société, et vu mon statut de gueuse, assez inconfortable parmi les nantis. Alors comme tous ceux qui peinent à trouver leur place, les insécures, les peureux, les sensibles, j'ai enchainé les flutes de Champagne, comme une idiote. J'ai beaucoup trop bu, trop vite. Delphine, cette pétasse, me dit que je ne sais pas gérer. Je ne sais pas gérer grand chose, c'est vrai, je ne suis pas comptable, j'apprends, je suis un être humain en construction. Mon père dit toujours que les conneries c'est formateur, sauf que je ne retiens rien ou si peu…
Les yeux perdus dans le cosmos, j'ai le vertige et les jambes lourdes. Je me force à revenir à la réalité et ce que j'observe de loin me dégoute : je vois des types torses nus hurlant bras dessus, bras dessous, ils exposent cette fraternité virile et beauf avec fierté, pathétiques petits mâles obsédés par leur physique et leur "tableau de chasse". Tous ne participent pas à cette parade grotesque, heureusement, mais ce spectacle me déçoit. Les filles me déçoivent aussi : hilares devant les mecs, elles ont perdu tout sens critique, toute volonté, prêtes à tout pour un baiser. Evidemment Delphine a été la première à aguicher les coqs, son statut de pétasse intergalactique en jeu, il n'était pas question de faillir à sa réputation.
La musique rock s'accompagne de soli de guitare invisibles, chacun joue son rôle dans cette pantomime de concert géant, les groupies hurlent à la mort, les rockers savent, ils le sentent dans les regards échangés, certains vont baiser. Je ne participerai pas, je reste ici les pieds dans l'eau, cercles formés à sa surface, tsunami mini. D'ailleurs personne n'a remarqué que j'étais là, au fond du jardin, le regard vide, paumée, je ne manque à personne.
La fraicheur de la nuit se fait sentir, j'ai la chair de poule. Je me résous à rentrer. Alex m'ouvre, il m'offre un verre, j'accepte, il fait parti de ceux que je respecte encore. Nous allons au calme dans le vestibule où un fauteuil confident a judicieusement été placé. Il m'offre une cigarette, nous fumons, la fumée pique les yeux, je débute dans le domaine. Alex est un type que j'aime bien, sans plus. Il me dit qu'il est heureux de se trouver au calme avec moi, qu'il regrette qu'on ne se connaisse pas plus. Nous parlons de banalités, les vacances, la fratrie, la friterie sur le parking du Carrefour. La conversation pédale gentiment dans la semoule, ce n'est pas d'un grand intérêt, mais au fond de moi je suis reconnaissante. Merci de t'occuper de ton amie "fleur de papier peint", merci Alex. Conversation poussive mais réconfortante soudainement troublée par un fracas de verre et une avalanche de cris suraigus entonnés en canon !
Le spectacle qui s'offre à nos regards incrédules tient du film gore. Le sol est jonché de minuscules bouts de verre, les murs sont tachés de gouttelettes rouges vif, les rockers sont sanguinolents, leurs torses et leurs visages coupés, les groupies sont dans le même état. Ca pleurniche en cascade. Cette cruche de Delphine a pris la partie métallique du lustre sur la tête elle gis sur le sol beuglant "maman !!!". Personne ne se soucie d'elle, l'un de nous la traine jusqu'au tapis berbère en laine vierge. La couleur écru se teinte de rouge, de nouveaux motifs apparaissent, c'est presque beau. Quelqu'un a eu la présence d'esprit de couper la musique. Avec l'aide de ceux restés indemnes nous transportons les blessés sur le canapé en cuir. Le salon se transforme en hôpital de campagne. Alex et moi prenons la direction des opérations. Nous constatons des blessures superficielles, je chope dans la salle de bain-spa-sauna de la gaze, du désinfectant, bref, de quoi panser tout ce petit monde qui a perdu toute sa superbe et son arrogance. Elsa, qui au moment du drame vomissait tout ce que son corps pouvait contenir de liquide, a dessaoulé vitesse grand V, elle appelle ses parents. La fête est finie.
Commentaires