Mercredi 9 octobre
Me voici devant la page blanche, la première page de mon journal. J'ignore pourquoi je me lance dans cette aventure. J'imagine qu'il y a un besoin chez moi de dire, de recueillir, de coucher sur le papier ce que je ressens, ce que j'éprouve au quotidien, moi Antoine, la trentaine, habitant du Havre.
Je sais que beaucoup pensent que je ne fais rien de ma vie, ce n'est pas faux, je suis un passager, j'observe. Alors oui je suis un glandeur, un branleur, un loser si vous voulez. Si vous jugez la surface, je suis lisse, invisible presque, mais si comme l'archéologue vous preniez le temps de gratter la couche superficielle, vous découvririez probablement quelque chose de plus surprenant, plus intense.
Je passe mes journée sans but précis, hormis peut-être celui de documenter vos vies. Je vous épie, je vous scrute, je prends note comme le scientifique étudie ses souris de laboratoire. Vous êtes des souris dans le labyrinthe des rues rectilignes de la ville. On a donné une mauvaise réputation à ce havre face à la mer. Trop industrieuse, trop polluée, trop de gauche, trop de droite. Elle pue, elle est sale, elle est pauvre, pauvre Le Havre. Tout cela c'était avant. Avant le grand nettoyage, la fameuse gentrification. Le Havre s'est transformée en LH, Le Havre est devenue tendance, Le Havre est désormais une galerie d'art à ciel ouvert. Ce qui était laid, ces tours staliniennes, ces avenues à l'américaine, est devenu un sujet d'émerveillement pour les touristes en mal de béton aux mille textures.
Je passe. Je file comme le vent qui s'engouffre entre les hauts bâtiments, en sifflant. Aujourd'hui j'ai établi mon poste d'observation sur le toit de mon immeuble, la vue est imprenable : derrière moi la mer, des ciels que ne renierait pas Eugène Boudin. Devant, l'ordonnancement impeccable des rues et ce square en contrebas, îlot de verdure paisible dans le vacarme des véhicules à moteur. Je vois tout : les badauds adeptes du lèche-vitrine, ceux qui claquent la thune qu'ils n'ont pas, et ceux qui rêvent scotchés devant les échoppes. Vous êtes tous pressés, français qui se lèvent tôt, français qui croient en la sacro-sainte valeur travail. Je vous vois engloutir des sandwich triangle dégueulasses sur le pouce. Loin de vous juger, je ne vous envie pas. Imitez moi. Essayez pour voir, appuyez sur pause, ne serait-ce que cinq minuscules minutes. Prenez de la hauteur, faites un pas de côté. Depuis mon promontoire j'ai vu des goélands et des albatros haut dans ce ciel aux couleurs mouvantes, j'ai calé mon cœur sur le rythme de la marée qui va et vient inexorablement. J'ai tendu l'oreille et j'ai perçu les murmures de l'amour, les soupirs de plaisir, les envies de toi, reviens vite, tu m'as tellement manqué. J'ai entendu les blagues minables de jeunes types agglutinés en grappes de testostérone, je les ai entendu salir le corps des filles libres comme l'air.
Aujourd'hui c'est elle. J'ai son visage imprimé en mémoire. Cette femme est assise sur un des bancs du square. Elle écrit. Entourée de silhouettes penchées sur leur téléphone, elle écrit, dans un carnet. Parfois, le vent lui joue des tours et elle doit se battre pour que les pages ne tournent pas toutes seules, poussées par ce maudit zef. Elle écrit, comme moi dans ce journal. Je me suis dit qu'elle devait avoir mille choses en tête, je l'ai vue noircir les pages à une vitesse folle. Elle a les jambes croisées, ou plutôt entortillées, elle remonte le col de son trench quand la bise se fait désagréable. Elle tient bon, face aux éléments, capitaine d'écriture tient bon le stylo, ferme, véloce.
Nos regards se sont croisés juste au moment où les cloches de l'église Saint Trucmuche se sont mises à retentir. J'ai enregistré chaque détail de son visage, son long nez fin, ce grain de beauté juste à côté, ces grands yeux noirs, perçants. J'ai photographié sa chevelure, son chignon qui se faisait la malle sous les assauts des éléments, son foulard de soie bleu, bleu comme Le Havre.
Était ce un signe du divin, un clin d'œil du destin ? Dieu n'a pas ça place ici, quand au destin, je m'en bats l'œil. Je garde le souvenir, gravé dans ma rétine. Ce fut un instant fragile, friable, dans ce monde de béton. J'ai volé. J'ai volé le souvenir, j'ai volé son image, et j'ai volé ailleurs, et c'est aussi bien comme ça.
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