La tangente (3)


Melvin Neptune surgit de l'eau, massif, solide, mu par une force quasi surnaturelle . Pour se débarrasser du surplus de flotte dans sa tignasse de punk, il secoue la tête en imprimant des cercles, comme un labrador.
Il remonte la plage sur la pointe des pieds en évitant soigneusement les coquillages coupants et les cadavres de crabes en décomposition, puis se sèche vigoureusement à l'aide d'un drap de bain élimé représentant une femme nue sur fond de couché de soleil tropical. Son regard accroche soudain un point sur la dune, c'est une espèce de polygone complexe aux contours mouvants, Melvin s'approche et remarque un pied qui dépasse . Sous une couverture, il découvre un homme recroquevillé sur lui même, en bouchon, tout froissé. 

-"Hey m'sieur ? Tout va bien ?" L'homme se déploie lentement. Il dégage une forte odeur de pourri, de vomi, il peine à ouvrir les yeux, la peau de son visage est fripée comme une feuille de papier crépon. Il s'essuie la bouche pleine de bave puis bredouille un "ouais ça va... laissez-moi tranquille". Neptune n'est pas homme à passer son chemin devant son prochain en détresse. Il saisit le bras de l'homoncule avec vigueur, "venez chez moi, vous allez vous retaper !"

Sans protester, Antoine se fait embarquer par le colosse. Installé à l'arrière d'un break Volvo dessiné à la serpe, il est témoin de son propre enlèvement, le pauvre est tellement imbibé qu'il ne s'inquiète même pas. Le ravisseur se retourne et avec un grand sourire se présente, "Au fait, moi c'est Melvin Neptune, tout le monde m'appelle Tarzan ici, mais je préfère que tu m'appelles Melvin si ça ne te dérange pas..." Antoine lui rend son sourire et s'écroule sur la banquette.

Melvin, fouille parmi les cassettes dispersées sur le siège passager ; ne trouvant pas ce qu'il recherche, il se résout à écouter la radio. A cette heure c'est le hit-parade, Bashung chante Oh Gaby. Il se demande qui peut bien être ce Johnny Kidd... Avec ses index, il joue une batterie invisible en tapant sur le volant, l'air s'engouffre dans l'habitacle et les effluves de pins maritimes masquent l'odeur nauséabonde du passager surprise . Le long de la digue des gamins découvrent les joies de la planche à roulette, Melvin sifflote, la maison n'est pas loin, le vent charrie des odeurs de coco et de vanille, huiles enivrantes étalées généreusement sur les corps des estivantes. Arrêté à un stop, Neptune regarde passer trois jeunes femmes à vélo, il les trouve à son goût. Ses yeux gourmands caressent leurs jambes dorées qui pédalent avec indolence, les fesses des cyclistes réveillent les plus beaux souvenirs des films de Tinto Brass, odes au postérieur féminin quel qu'en soit la forme. Il rit de bon cœur en pensant à ces nanards érotiques qui l'ont ému adolescent.

Il est presque 20 heures. Antoine s'est réveillé dans une chambre mansardée. Sur le bureau, des serviettes et de quoi se laver, sur le dossier d'une chaise, des fringues trop grandes pour lui. Un mot est punaisé au mur : Bienvenue chez moi !

L'invité promène son regard dans la pièce : il y a une vieille raquette de tennis accrochée au mur, des cartes marines dans un carton à dessin, au dessus de la tête de lit, des œuvres peintes à la gouache bleue, visiblement l'artiste était dans sa phase cubiste-futuriste, un truc dans le genre. Au pied du lit, une peau de mouton, un radiocassette argenté, une photo de Léo Ferré braillant sur scène. Cette photo est encadrée et dédicacée : "Pour Paulo, mon ami, merci pour la piperade !" Une dédicace pareille dénote une certaine complicité... Qui peut bien être ce Paulo, copain d'assiette de ce grand fou de Léo ? 

Sous la douche, en fait une baignoire sabot ceinte d'un rideau de douche à fleurs oranges, il dessoûle. Le savon au parfum artificiel de citron lui redonne un semblant de tonus. Il va mieux, enfile un t-shirt rouge et un short en molleton qui, porté, ressemble à une jupe culotte, il chausse des tongs géantes. Sa démarche est celle de patineurs sur glace débutants. Ainsi attifé il se risque à descendre l'échelle de meunier qui grince. En bas, il est accueilli par Melvin Neptune avachi dans un énorme fauteuil en rotin. Il sirote ce qui ressemble à un whiskey.

- "Ahah voilà mon invité ! Bienvenue à la maison, tu bois un verre ? Mais au fait, c'est quoi ton blase ?" Antoine, un peu intimidé lui donne son nom en prenant la voix la plus virile possible, il s'agit d'être raccord avec l'hôte : "Antoine Grinderman, je viens de plus au nord." Le géant lui donne l'accolade, et lui tend un verre bien rempli de breuvage doré. Les deux hommes trinquent, Neptune, l'invite à s'asseoir. "Homme du nord, raconte-moi ton histoire..." 

Antoine a conté son parcours à grands traits, sans s'appesantir sur ce qui le fait souffrir. Il est inconcevable pour lui de se confier sans réserve à un inconnu. Tard dans la nuit, après parlé d'amour, du travail, forcément abrutissant, des valeurs qu'ils partagent, et de tout ce qui les sépare (le reggae, un intérêt poussé pour la nature, la cuisine à l'ail) les deux hommes se sont souhaité une douce nuit, comme le font parfois les gens saouls et heureux.

Revenons à Melvin Neptune... Il se décrit comme un "rescapé du capitalisme sauvage". Voilà qui semble exagéré pour Antoine qui remarque non sans une dose de mauvais esprit que Neptune a probablement bien profité du système (financièrement) avant de comprendre toute la cruauté, toutes les dérives de l'économie capitaliste. Mais tout le monde à le droit à son épiphanie, non ?  

Ancien directeur des ressources humaines dans l'industrie, notre homme a radicalement changé de vie. "Plus rien n'avait de sens, je n'avais plus envie de rien" a-t-il déclaré tout en allumant le barbecue. Melvin a refusé de licencier, il a refusé en bloc cette pantalonnade de plan social proposé au personnel de sa boîte. Cette expérience l'avait laissé amer : "Il n'y a rien de social dans un plan social, on laisse les gens sur le carreau en leur jetant des miettes, des formations qu'ils ne suivront jamais, des opportunités d'embauches trop éloignées de leurs domiciles, des reconversions vouées à l'échec. Le gouvernement fait mine, tout le monde joue la comédie, syndicats y compris !" 

Antoine sentait la douleur de ce type qu'on aurait dit insubmersible, les cicatrices était entrouvertes, Melvin restait blessé, enragé. "Je n'ai pas eu le choix, j'ai tout quitté, laissant le massacre se faire dans mon dos. Je ne suis pas fier de moi, je suis parti (avec un bon pactole, se dit Antoine, décidément narquois) et je vis chichement, au bord de l'océan, dans cette bicoque que j'ai retapé de mes mains. Je suis redevable, pour toujours. Voilà pourquoi je t'ai accueilli mon ami, et je ça je ne le regrette pas !" 

En dehors de quelques moments où la dureté de la vie remontait à la surface, le temps s'écoulait agréablement chez Monsieur Neptune. Trois jours déjà qu'il vivait simplement, de baignades, de longues siestes bercé dans un hamac et  de repas de poissons grillés. Melvin était un homme affable, généreux, un juste. Antoine appréciait sa compagnie et sa conversation. Il ne savait pas grand chose de son intimité mais il admirait ce type qui semblait avoir vécu mille vies. Jamais il n'avait rencontré pareil humain. 

A mesure que les jours défilaient, Elsa vint à lui manquer, plusieurs fois par jour, de plus en plus souvent, il songeait à elle qui devait s'inquiéter pour lui, alors qu'il profitait de la vie couvé par Melvin Neptune. 

Le quatrième jour il lui annonça son départ. Il tombèrent dans les bras l'un de l'autre, Melvin lui offrit un collier de coquillage en souvenir de ces quelques jours de répit. Antoine "oublia" un dessin de la baie sur le bureau avec cette dédicace : "Pour Melvin, mon ami, merci pour l'espadon grillé", au dos il inscrit son adresse, celle du Nord.




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