Une seule lettre, une seule lettre sépare le vertige du vestige.
Vertige de l’amour. Il y a Elsa, ce soir de septembre, dehors il pleut des hallebardes. C’est une fête comme il s’en donne chaque week-end, on s’y enivre plus que de raison, les contours de la soirée sont vibrants, flous, la musique est trop forte, les visages indistincts. Il s’appelle Jean, il a bu rapidos pour se mettre à l’aise, sa mémoire est embuée par les verres de mauvais vin blanc, mais on l’invite toujours, il a de l’humour. Il ne te connaissait pas, c’est Antoine qui t’avait amenée ici, vous avez parlé, il s’animait, dessinait de grands gestes avec ses longs bras maladroits : tu riais, vous aviez tant en commun, inutile d’en dresser la liste, vous deux c’était une évidence. Vous avez échangé vos numéros, tu l’as écrit au dos d’un photomaton de toi. Au moment où il allait rentrer, trot tard, trop ivre, il t’a vue, Elsa, Antoine t’embrassait. Envahi par la rancœur et la douleur il a cassé plusieurs rétroviseurs sur le chemin jusque chez lui.
La sobriété revenue, il s’est dit qu’il était inutile de t’appeler. Malgré la déception, chaque jour il m’embrassait, moi, dérisoire petit rectangle de papier et de plastique. Je suis la photo, l’unique vestige de son amour pour toi. Je suis un photomaton, noir et blanc, tu le regarde droit dans les yeux, tu portes un chemisier cintré, près du corps. Ton regard le transperce, on le devine bleu, bleu profond, bleu comme toi.
Il s’est passé des semaines sans que vous vous croisiez à nouveau. C’était bientôt Noël, Jean prenait un café au bar des Voltigeurs. Tu es entrée seule, tu l’as reconnu, tu lui as fait un timide signe de la main, il s’est levé avec empressement pour t’inviter à sa table. Tu as raconté l’école où tu enseignais, tes collègues, il t’as interrogée au sujet d’Antoine, tu as eu l’air surprise, il n’y avait rien entre vous. Tu ne voulais pas l’embrasser. Histoire classée. Il t’as parlé du manque de toi, de ses nuits agitées, de ses prières païennes pour te revoir, il t’a raconté son boulot alimentaire aux impôts, Mme Legrain, sa chef nympho et ses lubies autour du poil masculin. Jean est glabre, elle ne le porte pas dans son cœur. Putain, vous avez ri, comme des mômes.
Tu lui as parlé de New York, ton rêve allait prendre vie. Tu as promis. Il a promis aussi. Vos mains se sont jointes. Le troquet allait fermer, les employés s’agitaient, nettoyaient les tables, passaient l’aspirateur. Elsa, tu as pris les devants. Dans le vacarme du ménage, des chaises qu’on empile et de la vaisselle qu’on range sans précaution tu as posé tes lèvres sur ses lèvres, encore et encore, et sa langue s’est invitée dans ta bouche et vous avez joué aussi longtemps que possible jusqu’à ce que le patron gueule « on va fermer les amoureux ! »
Tu t’envolais pour New-York deux jours plus tard. Tu reviendrais dans deux semaines. En t’attendant il a détaillé chaque pixel de ton image, il l’a apprise par cœur.
Le jour de ton retour on apprenait qu’un avion d’Air France s’était abîmé en mer. Il a hurlé comme les chiens hurlent au décès de leur maître. Les jours qui ont suivis il ne s’est pas levé, sauf pour honorer ta mémoire. Il m’avait punaisée, minuscule photo, au mur de sa chambre, deux bougies m’encadraient. Sous la photo, quelques spéculoos, comme ceux que tu avais dévoré avec ton café, disposée sur un napperon de dentelle, une rose bientôt fanée.
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