Dans la ville minérale, le soleil chauffe le béton à blanc,
les murs en pierre irradient une chaleur molle. Les arbres autrefois vigoureux
ont fondu. Pas de point d'ombre, ici on grille : c'est une passion locale*.
J'ai soif, la sueur dégouline le long de ma colonne vertébrale et finit sa
course dans le grand canyon de mon postérieur. La terrasse du bar où je tente
de me rendre est perchée, nid d'aigle pour gosiers secs, il faut gravir deux
immenses et interminables volées de marches pour l'atteindre. C'est mon chemin
de croix, sauf que je suis loin d'être le petit Jésus, mais juste un pauvre
pécheur qui rêve d'engloutir cul-sec une pinte de bière, bien blonde, bien
amère, la moins chère de la carte. Je sais déjà qu'avec les températures du
jour j'en boirai plusieurs.
Depuis plusieurs années, d'avril à fin octobre, le ciel de
la ville est désespérément bleu et sans nuages. Ce changement est-il de bon
augure ? Bien sûr, la question est rhétorique. Je sue sang et eau accroché à la
rampe de cet escalier de malheur ! Dès les premiers degrés je suis assailli par
l'odeur âcre de l'urine. C'est ici, dans l'escalier monumental que les
incontinents mâles dégainent leur zguègue tout ratatiné et changent l'eau des
olives en poussant un soupir de soulagement quasi orgasmique lors de la miction.
Malgré l'étuve, marche après marche mon cerveau turbine : "Il faut que
j'achète du pain… J'ai oublié d'appeler Yves, putain faut que je rappelle Yves…
J'aime bien Estelle, la nouvelle collègue, elle est mignonne, elle ne
s'embarrasse pas de soutif, sympa… Elle pointait ce matin, il faisait frais, il
faudra que je dégivre le congèle… Ses seins, ils doivent être en poire… Putain
pourquoi est-ce que je me fringue en noir, de ce temps… Quelle nouille !
J'atterris enfin. Coup d'œil circulaire, scan de la
terrasse. Je jette mon dévolu sur une table placée sous l'ombre
symbolique d'un olivier chétif. Avachi sur la chaise incandescente, mon regard
aiguisé déplore le retour des combinaisons en coton ramollo, tenues
rarement flatteuses, sacs à fesses informes tout justes bons pour bricoler chez
soi. Mais mon avis importe peu, n'est-ce pas ? Les dos nus, les ventres à
l'air, le haut des cuisses, les nibards de toute forme et taille s'offrent à
mon observation experte, ils ne déclenchent pas le moindre émoi, rien. A mesure
que je m'enlaidis, que le gras enrobe ma silhouette, que le poids des ans
courbe mon dos, je deviens indulgent et je mets un point d'honneur à ne juger,
ni les corps, ni les tenues des femmes… En tout cas, à voix haute.
En parlant de voix il y a ce malade qui prend parfois le
contrôle de mes pensées. Il mate sans vergogne, par exemple ces trois
gamines sorties du bahut. "Sans blague, ces décolletés, ces ventres plats,
c'est tellement doux, affreusement attirant, douloureusement attirant. Et dire
qu'à 30 piges elles auront perdu de leur superbe, grasses et idiotes, à force
de squatter le canapé, de bouffer de la merde et d'entendre les débilités sans
filtre de leur mec, forcément débile leur mec. C'est maintenant qu'il faut les
consommer les salopes !" Mon double me fait honte, mais sa franchise et sa
lucidité me plaisent, alors je le laisse déblatérer les mots crus, les
insultes, je le laisse m'envahir de fantasmes honteux et de rêves libidineux
d'un autre temps (le XXe siècle). Je suis faible.
Je brûle, à petit feu, les pieds d'abord, la caboche
ensuite, puis le cul et les cuisses, liquéfaction en cours. J'ai là un aperçu
de ce que Jeanne la pucelle a pu sentir, plantée comme un I sur les fagots en
flammes du bûcher. La table en tôle me saisit les avant-bras façon plancha. Une
serveuse, celle qui finit toutes ses phrases en han, m'apporte avec un grand
sourire commercial mon breuvage doré, doré comme le chanteur à bouclettes, doré
comme un golden retriever ou une golden shower. Tiens, je n'ai jamais pissé sur
mon ex-femme, elle n'en a jamais manifesté l'envie, moi non plus d'ailleurs… et
qui pour laver les draps souillés ? Pas moi, non merci ! A la maison, le cul
c'était plan-plan et précis comme un horaire SNCF. Chaque dimanche, avant la
messe, rapport vaginal toujours, anal si Madame se sentait d'humeur
transgressive, c'est à dire presque jamais. Le jour où ma mère est morte elle
m'a laissé faire, fallait bien qu'elle me console.
Bref, revenons sur la terrasse, la serveuse qui finit ses
phrases en han encaisse ma commande et dans un souffle me dit "c'est
parfait, han". Alors qu'elle retourne à l'ombre je lui mate
l'arrière-train, détaille son corps : fesses musclées et rondes, mollets
joliment dessinés, jointures fines, chevilles graciles, joli pedigree, me v'là
vétérinaire, la chienne est certifiée ! Je termine la pinte d'un trait,
nauséeux. Je ne saurais dire si la gerbe vient de la bière bue trop vite ou de
ce que l'autre pense, le squatteur, il faudra que je le congédie un jour, ça arrivera,
c'est inévitable.
Deuxième pinte, re-serveuse. A quelques mètres de moi une
femme que je connais de vue. Elle s'assieds à la table qui jouxte la mienne.
Elle porte un débardeur et une jupe noire. Elle me sourit de toutes ses dents
blanches bien alignées. Je n'ai aucune idée de son identité. Elle m'adresse la
parole, comme font les gens qui se reconnaissent vaguement, "fait soif
hein", j'acquiesce et je m'interroge, qui est-elle putain ? Le type en
face d'elle est probablement son mec. Il n'a pas d'allure, rien de suffisamment
saillant pour accrocher le regard, rien, ce type est lisse, plat comme une
galette. Il a la gueule à jouer le punk d'opérette dans une pub pour un soda…
Punk à casquette de trucker et débardeur, corps musclé. Elle, est différente.
Un papillon s'est posé sur son épaule, puis un autre. Un cerisier japonais
s'épanouit le long de ses bras. Les scarabées, les libellules se sentent bien à
l'ombre de l'arbre majestueux, les abeilles se posent délicatement pour butiner
les fleurs qui tapissent ses poignets. Tout est luxuriance sur son corps, un
jardin d'Eden, un paradis retrouvé. Mais attention, un serpent malin s'enroule
le long de son mollet. Je ne pense ni à boire ni à fumer, mes yeux se perdent
dans l'encre de son corps. Un rire me sort de ma rêverie caniculaire. C'est
elle. Elle rit comme les femmes intelligentes, c'est un rire grave et profond,
un rire bref, tonitruant, franc et direct, comme un uppercut de joie.
Je commande une nouvelle pinte auprès de Han (appelons là
ainsi). La terrasse de béton clair réverbère la lumière, je suis un aliment sur
la braise. Je sens le coup de soleil pointer sa gueule cramoisie dans ma nuque,
aucun coup de "Je t'aime", dommage. Ma voisine de terrasse transpire
autant que moi, elle déguste un Spritz. Elle se rend compte que je la détaille
depuis un moment, et me lance mi agressive mi blagueuse un "Tu veux ma
photo ?"
Un poil surpris je m'excuse tout penaud, et profitant de
l'absence de son mec j'ose un "je vous trouve absolument magnifique. Vos
tatouages… Vous avez un putain de style, J'adore." Elle sourit timidement
et un gentil "merci" clôt la discussion. La terrasse se vide petit à
petit, le petit peuple qui se lève tôt en a plein les bottes de cette chaleur,
il titube, ivre, en nage. Du haut des tours de béton quelques rares oiseaux
défèquent sur les parkings en contrebas. Par chance je n'ai pas été la cible de
ces bombardements. Sain et sauf, j'ai enchainé les bières. La tatouée
sirote les Spritz à la paille, calmement. Alors que j'allais décaniller je la
vois embrasser le type :"Passe le bonjour à Papa", lui dit-elle en le serrant
fort dans ses bras. Je réagis au quart de tour (l'alcool a toujours décuplé mes
capacités mentales) "C'est votre frère ?", un chouïa surprise elle me répond
par l'affirmative. Je tente le tout pour le tout, "Un dernier Spritz, ça
vous dit ?" Elle éclate de rire, me toise de haut en bas, et me dit :
" Allez, soyons fous, un dernier ! Par contre, tu paies gros malin !"
La soirée a continué, il y eut d'autres boissons, puis je
l'ai emmenée au bord du fleuve. Elle s'appelle Eva. Moi c'est Antoine. Sur le chemin, Nous avons
marché le long des rues rectilignes bordées de maisons mitoyennes, propres et
bien ordonnées, cordes à linge et allées pavées nous sommes montés à bord de
manèges imaginaires au centre des ronds-points. Nous avons profité de
l'arrosage automatique d'un des jardins en s'esclaffant comme des baleines,
gueules béantes. A mesure que nous descendions vers le fleuve, le ciel a allumé
ses étoiles, une multitude scintillante, comme les grains de beauté sur la peau
d'Eva. Arrivé à bon port, le vent s'est enfin levé, il balayait ses cheveux
noirs, s'engouffrait sous nos aisselles, soufflait sur les paquets de feuilles
déshydratées. Assis le cul sur le quai en granit, nous étions bien. Elle m'a
parlé de son papa, beaucoup, il vit loin, de l'autre côté de l'océan, il lui
manque, un manque grand comme l'océan. Je l'écoutais mais j'avais une putain
d'envie de la toucher, de la goûter, je lui ai demandé, "je peux ?".
Elle a accepté en hochant la tête comme une gosse un brin débile et ma main
moite s'est risquée à courir le long de ses mollets frais, en prenant bien soin
de ne pas importuner le serpent toujours sur le qui-vive. Son visage s'est
approché du mien, en silence, j'ai senti ses lèvres de satin contre les
miennes, plus rêches, sa langue a tenté un percée puis est entrée en contact
avec la mienne. Electricité à tous les étages de ma carcasse, plaisir infini.
Ce baiser dura des heures, le long du cours d'eau en manque. Les papillons ont
pris leur envol, les insectes aussi, le serpent a filé à l'anglaise. Il ne
restait plus que nous, enlacés, imbriqués, monolithe de béton sous un cerisier
japonais.
*la ville dont je parle a une passion pour les grillades de
saucisses et côtes de porc
Commentaires