Comme une bouteille à la mer

 


Chère Mimi,

Je me présente, je m’appelle Jules, Jules Tambour. Il se trouve que nous sommes collègues, je travaille au cinquième étage, vous au 12eme avec les huiles, ceux qui décident de la vie de ceux d’en dessous, mais ne vous inquiétez pas, l’objet de ma lettre n’a rien de revendicatif, ni de belliqueux. Chaque soir je quitte le bureau en toute hâte pour fuir le monde du travail et ses bassesses. J’ai pour habitude de traîner dans les troquets, les cabarets, histoire de me détendre le cervelet, tant mon travail m’abrutit. L’alcool, la chaleur humaine, qu’elle soit féminine ou masculine, l’ambiance fraternelle qui invite aux confidences, tout cela me requinque… un peu.

Mais je m’égare, vous devez vous demander où diable je veux en venir ! Voilà, il y a trois semaine, sur les coups de 11 heures du soir, alors que les gouttes de pluie, acérées comme des flèches glacées me trempaient jusqu’aux os, je me suis réfugié dans un minuscule cabaret, Chez Mona. Une hôtesse m’a vendu une coupe de Champagne que j’ai volontiers accepté ; je suis bien faible face à un sourire aux lèvres carmin. Accoudé au zinc j’observais la décoration baroque, tout en stucs, cupidons et angelots coquins. Je me suis laissé entrainer, une deuxième puis une troisième coupe, puis sur la scène en forme de coquillage un premier et un deuxième numéro, un ventriloque et un numéro de puces savantes (si je me souviens bien). Alors que j’allais quitter les lieux, Monsieur Loyal a annoncé « Mimi la cigale », intrigué, je suis resté. Je ne savais que penser : j’ai vu une longue créature aux jambes infinies se placer au centre de la scène, dans un cercle de lumière blanc. Gainée dans un justaucorps à paillettes dorées, chapeau claque sur la tête, elle s’est mise à chanter d’une voix étonnamment profonde. Je me suis approché, j’étais hypnotisé par la souplesse de ses gestes, la sensualité de ses hanches ondulant de gauche à droite, la couleur furieusement bleue de ses yeux. J’étais accroché, happé, captivé par chacun de ses pas de danse, doucement chaloupés.  Au détour d’un refrain, j’ai ressenti comme une épiphanie : je savais ! Je n’avais pas affaire à une femme mais à un homme, un homme dont le regard si singulier ne peut s’oublier, un homme dont la taille atypique marque forcément l’esprit, un homme dont le timbre de voix de baryton basse ne laisse personne de glace, cet homme, c’était vous ! Vous Michel Volovent, cadre à La compagnie française des tuyaux, notre entreprise !  

Vous m’avez chaviré, je suis rentré chez moi tremblotant, vous me direz que c’était peut-être l’averse du soir, que nenni, c’était vous Michel, ou plutôt Mimi, c’était le trouble qui insidieusement s’immisçait dans tout mon corps. Cette nuit-là fut blanche, troublée par les couleurs du cabaret durablement inscrites sur mes rétines.  Depuis, au boulot, je compte les heures avant votre numéro, chaque jour, je compte et je cours loin du burlingue pour retrouver ces rues que j’aime tant, ces rues où l’on étanche sa soif de vin et d’amour. Je fais en sorte d’être aux premières loges pour vous admirer, cigale de mon cœur. Je suis sous votre emprise, fou de vous.

Chaque soir, je cède à l’hôtesse, à sa flûte de Champagne à 50 francs.  La boisson pétillante aux bulles graciles m’enivre et me transporte bien loin des cahiers de comptabilité et des « poum tchack » des tampons encreurs automatiques qui inscrivent « Reçu le… », « Payé le… ».

Quand vous êtes sur scène le temps s’arrête, votre numéro indécent, que dis-je, incandescent m’a transformé, je ne pense plus qu’à ça, suivre votre chemin, jolie cigale. Mais oserai-je ?

Vous, vous avez osé délaisser vos oripeaux d’employé modèle pour devenir Mimi la cigale, insecte chantant. Spectateur ébahi, je fonds comme les glaçons des cocktails complexes et exotiques que les rupins dégustent à l’ombre des parasols, face à la mer. Sous la chaleur des projecteurs, toutes ces chansons que ma maman fredonnait et que je connais par cœur, prennent vie dans votre bouche avec toute leur ambiguïté, j’en comprends toutes les nuances. Un jour peut-être oserai-je sauter le pas, j’ai pensé à mon nom de scène : Juju la fourmi. Je ressens au plus profond de mes entrailles cette envie, que dis-je ce besoin d’être un autre, pardon, une autre… j’ai encore du mal à me l’avouer. 

En espérant que ces quelques mots d’admiration ne vous fassent ni rire, ni fuir, accepteriez-vous de partager un verre en ma compagnie après le spectacle ? Je sais que nous avons tant en commun.

Avec toute mon admiration,

Jules

Commentaires