Play, Rewind (épisode 1)

 


Le paysage défile à 130 km/heure. L'autoroute traverse un paysage de bocage, vallonné et verdoyant comme on l'imagine. Des vaches sont posées là sur les parcelles en pente plus ou moins douce, les champs sont séparés par des haies. Le trafic ne semble pas perturber la vie de ces ruminants placides au regard doux et passablement las. Je me rappelle ce musée que nous avions visité en famille, un musée du train miniature. Ce qui s'offre à mon regard y est en tout point semblable, c'est une campagne idyllique, chargée d'enfance et de souvenirs, une campagne publicitaire et parfaitement cliché. Il ne manque que la jolie fille aux joues rouges de la chanson de Stone et Charden*.

Insensiblement le panorama évolue, et me voilà traçant ma route dans un paysage de plaine, monotone comme les grandes étendues céréalières du Midwest américain. Je vous parle comme si je connaissais les Etats-Unis, mais détrompez-vous, je n'y ai jamais mis les pieds. J'aurais aimé y aller, j'ai même failli y vivre pendant mes années d'études, mais une stupide histoire de passeport en a voulu autrement. Les champs de colza en fleur illuminent le paysage et contrastent avec le gris foncé du ciel. Je suis daltonien, j'aime les couleurs tranchées. Il va tomber un grain.

Il pleut. Les grosses gouttes font un de ces boucans sur la carrosserie de la Citroën ! Je n'entends plus la radio, alors je l'éteins, un peu déçu. J'aimais bien cette émission de débat : du bla-bla politique de grande qualité. Je souris en m'avouant avoir un faible pour cette journaliste aux cheveux de feu. Dans l'habitacle à l'odeur écœurante de plastique neuf qui peine à se dissiper, je ressens un sentiment de sécurité inaltérable. Bien attaché, à l'abri des éléments, le bolide intelligent a automatiquement réduit mon allure à 110km/heure. Les différents voyants, les aiguilles, l'écran géant à ma droite me donnent l'impression d'être un pilote de navette spatiale ! Hélas je ne pilote rien, la conduite est devenue secondaire, tant mon véhicule est bardé de dispositifs électroniques prêts à se faire entendre au moindre danger, au moindre écart ou coup d'accélérateur trop viril.

J'approche de la ville, bienvenue à BeauSoleil ! Bienvenue dans la ZA, la zone artisanale. Voici devant vous une succession d'entrepôts et de bâtiments en tôle, un fatras de panneaux publicitaires et d'enseignes lumineuses colorées. Bienvenue au pays où les magasins ne ferment jamais, où vous pouvez déguster des moules-frites en plastique comme des pizzas en carton, du tex-mex aux épices molles comme des burgers qui ne ressembleront hélas jamais aux promesses des photos des menus. Bienvenue dans la ZA qui vend de tout et surtout ce dont vous n'avez aucun besoin, tout cela à grand coups de carte boum-boum et de 4 fois sans frais. Les gens accourent à BeauSoleil, et moi-même, j'avoue une certaine attirance pour cet endroit. Je ne suis ni meilleur ni pire que mes congénères, je consomme, ça me rend vivant. Un jour j'ai pleuré quand les écolos ont empêché l'extension du centre commercial Ikea. Le projet était pourtant pharaonique, ils avaient prévu un lac avec des pédalos… J'aurais bien fait du pédalo.

Je circule difficilement sur le périphérique, les feux stop des véhicules clignotent comme des guirlandes de Noël. Je m'amuse à dévisager les conducteurs à mes côtés, certains chantent, d'autres consultent leurs messages sur leurs téléphones. En regardant dans le rétroviseur, je surprends un vieil homme en train de fouiller une narine avec son auriculaire.

Autrefois il n'y avait ni BeauSoleil ni périphérique, il n'y avait que des champs. Le village de mon enfance situé à une quinzaine de bornes de la ville avait tous les attributs d'une France rurale au parfum suranné : une mairie, au centre, un clocher, une école publique, des maisons en pierre calcaire, une cité ouvrière bien à l'écart, pas de bus pas de tramway, rien. Désormais englué dans un enchevêtrement de routes et de surfaces commerciales, le village n'est plus vraiment là. BeauSoleil avec son appétit monstrueux l'a englouti. Tout a fusionné, la commune a perdu son nom. Je ne ressens, malgré tout, ni tristesse ni nostalgie, le paysage d’antan n’avait de toute façon, aucun intérêt.

 Je roule au pas, quitte le périphérique et traverse un quartier de pavillons sans véritable âme ni style. Voilà le village, je reconnais les vieux panneaux d'après-guerre indiquant les jumelages de la commune. Il est 16h. Je peine à retrouver la maison familiale dans ce dédale pavillonnaire, personne en vue, pas même un chien errant. Soudain, le téléphone sonne, c'est Papa. Il me demande si j'arrive bientôt, il est anxieux, il a vu la pluie s'abattre violemment sur l'asphalte et les fenêtres de toit, il a pensé à l'accident, l'aquaplaning fatal. Je le rassure, "J'arrive dans cinq minutes, dis à Maman de faire chauffer l'eau du thé".

 A suivre…

*Made in Normandie, une chanson datant de 1973.


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