Rafale de souvenirs

 



Édouard était arrivé à l'âge où plus rien d'agréable ne peut arriver, c'était l'âge du dépistage du cancer colorectal, des cheveux parsemés et de la nostalgie pour le top 50. Il est là, face à la cheminée, il contemple le feu, l'œil humide. 

Cathy l'a quitté quelques mois auparavant. 

Il est des instants où l'on a la révélation, où le chemin à suivre vous est montré du doigt et où plus rien ni personne ne peut vous faire changer d'avis. C'est ce que l'on appelle une épiphanie, mais rien à voir avec la galette à la frangipane. 

Pour Cathy, ce fut un dimanche ensoleillé de printemps que la divine lumière tomba sur sa crinière blonde, un dimanche de plus gâché à le passer dans la famille d'Édouard, un dimanche où elle aurait préféré humer l'air marin le long de l'estran. À la place elle avait droit aux enfants et petits enfants réunis autour d'une poule à la crème. La table était comme de coutume, joliment dressée, chacun avait consenti à faire un effort pour être élégant et sentir bon. Ce jour là, le regard embrumé par le Sancerre et anesthésiée par l'ennui, elle comprit, au moment où son beau père établissait la liste des malades et des décès du voisinage, qu'il était plus que temps de penser à elle, de vivre sa vie, la sienne, enfin !

La séparation ne surprit finalement personne, sauf Édouard qui encaissa le coup difficilement. Il la pensait heureuse, ne manquant de rien, et d'ailleurs c'était vrai. Il ne soupçonnait pas que Cathy souffrait, qu'elle s'éteignait lentement, comblée matériellement mais si vide de sensations, vide d'émotions, qu'elles soient fortes ou douces. Elle était la plus belle rose du jardin, mais elle ne développait aucune fragrance. Après 25 ans de vie commune, le soufflé était retombé. 

L'annonce de son départ eu l'effet d'une déflagration silencieuse. Il était KO, sidéré, incapable de réagir. Il ne comprenait rien. Par amour, il laissa Cathy s'en aller au volant de la berline familiale. Il lui fit la bise, poliment, lui glissant un au revoir plein d'espoir à l'oreille. 

Elle, se considérait comme une rescapée, fuyant le désastre qui s'annonçait. Elle sauvait sa peau, il était temps pour elle de jouir et vivre avec gourmandise ce peu de vie de femme qui s'offrait à elle, libre et dépourvue d'entraves. 

Les semaines qui suivirent, Édouard  continua à faire comme si. Derrière son bureau il mettait un point d'honneur à ne rien laisser transparaître, il était Édouard Legrand, directeur des finances, fonctionnaire à la rigueur et à la probité appréciée bien au-delà des murs de l'hôtel de ville. 

Il avait décrété qu'il serai heureux. Pourtant une fois le portail de sa maison franchi, Édouard se fissurait comme une poterie antique. Il errait sans but, de la cuisine au salon, du salon à sa chambre. Un beau jour, iI se piqua d'une passion pour les albums photo que Cathy lui avait laissé. Il feuilletait les pages lentement, détaillant chaque image, on aurait dit un moine courbant l'échine devant un recueil d'enluminures. Il se plongeait inlassablement et quotidiennement dans les Polaroïd délavés des années étudiantes. Puis c'était au tour des images forcément guindées du mariage. À chaque page son lot de souvenirs d'une vie familiale sans surprise : deux enfants, Anna et François, les vacances en gîte, le ski l'hiver, le Lubéron l'été, la côte Atlantique hors saison. Il trouvait Cathy sublime toujours perchée sur ses talons, dansant dès que possible. Lui, il était rarement sur les photos, il ne s'aimait pas tellement en fait. 

Édouard se mit à écrire, écrire énormément. Pour ce faire il acheta l'ordinateur le plus cher du magasin, il était comme cela, il fallait le meilleur, pour les autres d'abord, et maintenant pour lui. 

Il s'installa dans la chambre d'Anna, le bureau disposé face à la fenêtre offrait une vue imprenable sur les vallons du bocage. Cette vue familière lui procurait un sentiment de sécurité incomparable. Ici, il serait bien. Il se mit à décrire chaque image avec la plus grande précision, s'attachant à fouiller dans sa mémoire comme un chercheur d'or. Il consignait les plus infimes des détails. Ici Cathy en train de danser lors du réveillon 1995, sa robe à paillettes, de marque Morgan, achetée dans la galerie marchande du centre commercial Supermonde. Des escarpins rouges, en cuir italien souple et confortable, la musique, de la pop anglaise, autour d'elle les amis, Florian, Antoine, Marie. Ce soir là Delphine était ivre, elle flirtait outrageusement avec tous les convives de sexe mâle, sauf lui. Là, Anna sur son petit vélo rose de marque Decathlon, premier jour sans roulettes, c'était un dimanche d'octobre. François dans les jupes de sa mère, mariage de Nico et Karine, bord de mer, 2003, très bon Champagne d'un petit producteur. 

Les pages s'accumulaient, noircies de tout ce que fut leur vie commune. À mesure qu'il tournait les pages des albums, la tâche fastidieuse lui donna de plus en plus de fil à retordre. Il réalisa qu'il peinait à décrire les images les plus récentes. Il mélangeait les dates, les lieux, il comprit qu'il avait perdu le fil de sa vie. Il se dit que Cathy, elle, saurait. Mais elle n'était plus là pour l'aider. 

Avait-il petit à petit, imperceptiblement, perdu pied avec la réalité ? Avait-il manqué d'implication (c'est ce que lui reprochait sa femme) ? Avait-il laissé Cathy prendre les rennes de tout ce qui était important ?  Il connaissait évidement la réponse, il avait laissé filer, et hormis quelques faits mémorables, toute sa vie était devenue floue. Il remarqua également la raréfaction des images, la disparition de cette volonté d'immortaliser les souvenirs. 

Édouard fut pris d'un sentiment de culpabilité insurmontable, la sueur perlait sur son front. Il ressentait de la honte aussi, s'il avait pu, il aurait voulu disparaître. 

Il monta les escaliers quatre à quatre. Toute sa vie était là dans ce carton débordant de photos. Il regardait les flammes danser dans l'âtre, il se sentait vide, un arbre creux, sans vie. Dans un vertige il jeta le contenu du carton au feu. Une nouvelle histoire commençait... 





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