Un rendez-vous

 


C'est une ville portuaire battue pas le vent du nord. Ici, la pluie tombe en diagonale et vous cisaille la peau, alors, les gens d'ici se barricadent dans la chaleur des cafés et boivent tout leur saoul. L'haleine chargée de Picon-bière, ils oublient que les grues géantes des quais sont désormais les vestiges d'un glorieux passé ouvrier. 

Le port, c'était un monde interlope, à la moindre anicroche, on y voyait briller les lames des couteaux à crans d'arrêt. Le port, on y croisait les nuits de pleine lune -et toutes les autres- des dockers velus et des marins sexy en marinière, des marlous vêtus de cuir et de clous, des flics à rouflaquettes aux pattes bien grasses aussi. Au détour d'une ruelle, les hommes tout juste débarqués contaient fleurette à des putes aussi exotiques que les cargaisons de fruits et de bois précieux transbahutées par les dockers. Adossées contre les murs lépreux des hôtels, elle négociaient la passe, dures sur l'homme, mais faibles avec les tendres et les romantiques. Saouls comme des coches, des gitans rejetés de tous les estaminets et de partout ailleurs bottaient le cul de clebs faméliques, pauvres bêtes errant de lampadaires en bittes d'amarrage. C'était un monde dans le Monde, un univers pittoresque et sulfureux où les gens d'ici venaient y faire du "sale" .

Le port est un décor de cinéma tombé à l'abandon. C'est le royaume des mauvaises herbes, des graffs et des squats. Les canettes de bière roulent par terre, poussées par le vent. Les chiens sont toujours là, et ce sont bien les seuls à trouver un avantage à toute cette décrépitude : plus personne ne les chasse à grands coups de pied dans l'arrière-train.

Les gens d'ici n'ont pas d'avenir, ceux qui restent sont courageux, fous ou désespérés. Je ne suis pas d'ici, mais je pourrait l'être, je coche toutes les cases.

J'arpente les rues pavées d'un pas rapide, j'ai rendez-vous. J'ai rendez-vous avec elle. J'ai rendez-vous avec celle qui occupe mes pensées depuis un moment déjà. Elle s'appelle Morgane. C'est aujourd'hui et j'appréhende le moment où elle ouvrira sa porte, je découvrirai son visage, sera-t-il conforme à mes attentes ? Et pour elle c'est idem, si le moindre détail la rebute, il en sera fini de notre idylle. 

La ville tombe en ruines et personne n'y peut rien, les politiciens ont tout essayé, c'est ce qu'ils jurent la main sur le cœur, parole de menteur professionnel. Ici c'est le bout du monde, et de nos jours, le bout du monde ne fait envie que s'il comprend des cocotiers, des plages de sable blanc, des culs huilés au monoï et un forfait all-inclusive. Il faut le vouloir pour monter jusqu'ici, ou bien on le subit par voie de mutation.

L'étranger que je suis constate que nombre de devantures ont été murées, tout concoure à me rappeler les rues crasseuses et délaissées de Manchester où Newcastle, terrains de jeu de mon enfance. Je remarque avec effroi une portée de rats en train de faire un festin d'un amas de déchets au pied d'une poubelle déjà bien pleine. Il est sept heures du mat', il fait encore nuit. Je me suis levé tôt, je n'avais pas sommeil. 

Aujourd'hui, j'ai soigné mon apparence, mon hygiène intime est irréprochable, j'ai versé deux goutte d'Habit Rouge dans mon cou, c'est ma fragrance signature. Ma mise est soignée : chemise repassée, pantalon bien amidonné, souliers cirés, chaussettes hautes et noires, la base de l'élégance . Sans nul doute elle me trouvera une sorte de charme vaguement aristocratique. 

Les femmes devraient veiller à ce que leurs amants portent des chaussettes montantes et ne commettent aucune faute d'orthographe grossière. Si ces deux critères sont respectés, ce sont à 99% des gentlemen.

Morgane habite une ruelle étroite et lugubre, son appartement jouxte une petite église gothique en granit, de la lumière filtre à travers ses vitraux, je décide d'y entrer. Une vieille pie toute voutée allume les cierges disposés partout dans l'édifice, il y règne une atmosphère apaisée et chaleureuse, l'air est chargé de l'odeur aisément reconnaissable du papier d'Arménie. Je fais un tour de propriétaire. Les minuscules chapelles sont peintes de couleurs vives : des bleus tonitruants, des rouges sang et comme si cela ne suffisait pas, il y a de l'or et du jaune d'or ! Des ex-voto sont exposés sur les murs, remerciements adressés au Tout-puissant gravés sur des plaques de marbres, maquettes de navires à voile ou chalutiers, bateaux de pêche de toutes tailles, cœurs sacrés, cœurs célestes, pieds, mains oreilles en bois, merci mon Dieu ! Sans plus réfléchir que cela, j'allume un cierge et glisse une pièce dans un tronc. Je ne suis pas croyant mais... sait-on jamais. La religion fait figure pour moi de pensée magique, de superstition, je ne crois pas, mais j'aimerais bien...

Dans la quiétude de la chapelle je me sens bien. Je m'assied sur un banc au centre de l'église et contemple le plafond peint d'un bleu abyssal, des étoiles figurées naïvement le constellent joliment. C'est simple, mais c'est beau. Je ferme les yeux et m'assoupit dans le confort rustre du lieu. J'ai rêvé sans réel plaisir, sans le moindre souvenir, me suis réveillé un brin vaseux, j'ai pris la sortie en me signant comme un vrai croyant. Toute la pluie du monde s'est déversée sur moi en me fouettant les joues rasées de près. Il est presque neuf heures, je suis devant sa porte, je sonne, elle ouvre.

Morgane me sourit. Elle a le teint diaphane, les cheveux corbeau, les lèvres écarlates. 

- "Arthur ? Entre, il fait un temps de chien dehors, entre..." Elle me débarrasse de mon pardessus, m'invite à m'installer sur le canapé en velours noir. C'est une grande femme, je n'ose détailler sa silhouette ou sa toilette, je sais juste qu'elle porte du noir, comme une bonne sœur, du genre à vous convertir illico. Elle vit dans un appartement minuscule et chichement éclairé. Les murs sombres sont recouverts de cadres : Klimt, Soulages, Hopper, peintures religieuses, portraits de Camus, Brel, Romy. Son antre est un cabinet de curiosité où sont disposés dans un savant arrangement, bondieuseries, animaux empaillés, objets insolites ou macabres parmi lesquels papillons, crâne de verre, clairon. Curieusement, moi le maniaque, le méticuleux, je trouve beaucoup de charme à ce bric-à-brac intrigant. Dans un coin du salon, deux chats font leur toilette se fichant bien de ma présence.

-"Tiens, sèche-toi, tu vas choper la mort." Un peu surpris par l'usage de cette expression triviale, j'accepte volontiers la serviette éponge qu'elle me tend et frictionne mes cheveux avec vigueur. Elle se place face à moi et pose ses fesses sur un petit tabouret. Mes yeux se posent furtivement sur ses jambes, elle a les plus beaux genoux du monde, ni gras, ni cagneux. Elle réarrange ma tignasse et me peigne avec soin. "T'es beau" me dit-elle, fière de son petit numéro de coiffeuse. Nous avons passé plusieurs minutes à nous scruter. Puis elle a posé sa main sur ma joue comme pour prendre mon pouls. Le temps s'est arrêté ou il s'est suspendu, en tout cas, j'ai aimé la finesse du grain de sa peau, son long cou qui lui donne une belle noblesse, la régularité incroyable de son nez. Elle m'a rejoint sur le canapé. J'ai poursuivi mes observations, comme l'entomologiste observe les petites bêbêtes. Elle a de grands yeux verts cerclés de khôl, des pates d'oies naissantes au coin des yeux, une ride incrustée entre ses sourcils. Elle a les cheveux tirés en arrière, un chignon dont aucune mèche ne s'échappe, achève de lui donner une image stricte : j'adore. En silence, en se contemplant mutuellement, nous jouons avec nos mains, nos doigts, comme des gosses. C'est ainsi que nous apprenons à nous connaitre.

Elle m'a offert une tisane dont elle a le secret.. Dès la première gorgée j'ai ressenti une chaleur et une détente nouvelle pour moi. "C'est bon" j'ai dit, "c'est même succulent", j'ai souri, un sourire jamais vu sur mon visage. Je l'ai regardée fumer à la fenêtre, j'ai photographié mentalement sa silhouette  découpée en ombre chinoise devant la fenêtre... J'ai tellement envie de me souvenir. Elle est belle, j'aime sa façon de fumer, elle tient sa clope entre le majeur et l'annulaire, après chaque bouffée elle renverse son poignet en arrière, c'est chic. Je l'ai rejointe. Elle m'a offert une cigarette. La lueur du briquet éclaire son visage partiellement, ce clair-obscur de pacotille s'avére plutôt efficace pour magnifier la douceur de ses traits. Je lui ai dit que j'aimais être là, près d'elle, l'attente et l'appréhension valaient bien le coup. "Je ne ressens aucune gêne, tu vois c'est fluide entre nous." "C'est peut-être la tisane" me répond-elle en m'offrant un clin d'œil mutin.

On a bavardé, passant du coq à l'âne : Sautet, Pialat, la gauche plurielle (tellement de nostalgie), Porto ou Lisbonne, l'amour évidement, la mort d'Alice (ma femme), son ex, un certain Charles.

Puis à l'heure du déjeuner, le soleil a fini par percer . Elle m'a proposé une balade, seulement, il y avait une contrainte : je devais lui donner la main, prétendre être son homme. Le défi m'amusait, et il ne me demandait aucun effort. Je ne connaissais personne ici, personne n'ayant connu Alice. 

Sous le soleil, les murs des immeubles donnent à admirer leurs belles pierres blondes parfaitement taillées. Un arc en ciel a jeté un pont irréel entre le quai Ouest et le quai Est. Pour se protéger de la bise glaçante elle s'est blottie contre moi, j'ai posé ma main sur sa tête, elle n'a pas protesté. L'étreinte a duré, la chaleur s'est diffusée d'elle à moi, de moi à elle comme par induction . "Tu sens bon" a-t-elle chuchoté en déposant ses lèvres sur ma nuque : frissons garantis. "Rentrons à la maison, tu veux bien ?", j'ai accepté sans savoir à quoi m'attendre. En chemin, j'imaginais ces seins, le goût de sa chatte, je me demandais si nous ferions l'amour, et si oui, dans le noir ? En musique ? 

À nouveau assis sur le canapé, Morgane et à genoux en face de moi, elle délace mes souliers et les pose sous la table basse. Elle se redresse, me tend la main, "viens, n'aie pas peur". Je m'exécute.

Nous pénétrons dans la chambre, les murs, couleur lit de vin sont vierge de toute décoration. Elle m'enlace, m'embrasse, s'étonne que ma langue ne cherche pas à jouer avec la sienne. "Je n'ai pas embrassé depuis longtemps, j'ai oublié." Pour toute réponse elle sourit en fermant ses yeux. 

Elle a ouvert ma chemise, j'ai ouvert la sienne, j'ai fait glisser la fermeture éclair de sa jupe qui s'est affalée à ses pieds. Elle a desserré ma ceinture, fait sauter le bouton de mon pantalon qui a immédiatement glissé le long de mes jambes trop maigres. Elle a éteint la lumière, nous nous sommes retrouvés nus, grelottants, nous nous sommes précipités sous les couvertures. Nos peaux se sont frottés, libérant de l'électricité, tout ce désir accumulé depuis longtemps. La suite nous appartient. Ce jour-là j'ai communié avec Morgane, buvant son nectar jusqu'à plus soif, elle est devenue ma religion.

Souvent elle m'emmène flâner sur le port, j'ai pris racine ici, comme les pissenlits au pied des grues géantes. 

Commentaires