La tangente (2)


Ce matin elle se réveille sans lui à ses côtés. A tâtons, elle constate que l'autre moitié du lit est intacte, froide. La tête dans le brouillard, elle se dirige vers la salle de bains en titubant, maladroite, elle trébuche sur un escarpin, "Putain ! Fait chier...". 
Cette nuit elle n'a jamais trouvé le sommeil. Elle a compté les moutons en vain, puis elle a laissé son esprit vagabonder jusqu'à cette plage qu'elle aime tant, une étendue de sable infinie aux hautes dunes et bordée de pins maritimes, la cabane du marchand de glaces sur la droite, puis, les pensées négatives ont dévoré la belle image mentale. Antoine, où es tu ? Elle a pensé au pire, un accident de voiture, un crash épouvantable, comme dans le film Les choses de la vie.

 Lavée, habillée, maquillée, comme chaque jour ouvré, elle chancelle, faible sur ses pattes de biche, elle s'écroule dans le canapé crème qui amortit sa chute. Elle se redresse maladroitement, ajuste sa jupe au dessus du genou, croise les jambes. Cela fait désormais 24 heures qu'Antoine n'a pas donné signe de vie.

Elle passe ses longs doigts osseux dans ses cheveux blonds fatigués et les tire en arrière, elle tire, tire, à s'en faire mal. Des embryons de larmes s'échappent du coin de ses yeux bleus délavés. La douleur l'a remise en selle en un instant , elle est d'attaque pour penser vite et juste.

Antoine... J'ai appelé partout, ta boite de malheur, j'ai questionné ce bourrin de Cardin. Bruno non plus n'a aucune idée d'où tu peux bien être fourré... Tu ne t'es tout de même pas réfugié chez ta mère ? Il faudrait vraiment que tu sois maso ! J'attends demain pour lui téléphoner. Elle va paniquer ta mère, elle va chialer, elle va sous entendre que tout est ma faute cette vieille pie. Non, je l'appelle demain la foldingue.

Elsa allume une cigarette, elle se dit que le tabac va l'aider à se concentrer, mais rien n'a de sens, tout est mal classé, un de ces foutoirs... Elle pense à voix haute, comme pour se rassurer. "Bon, tout n'est pas parfait dans notre couple, mais de là à te barrer sans un mot.. et où d'ailleurs ? Tu n'as pas le sens de l'orientation... Cardin me dit qu'aucun incident n'a émaillé ces derniers jours, tu étais même d'humeur taquine... Toi, taquin ? Quelque chose ne colle pas, il me mène en bateau ce con. Ceci dit, dans quel but ? Ça ne tient pas debout. Est-ce qu'un homme quitte sa femme parce qu'un rôti est trop cuit, parce qu'il ne baise pas assez ?...Ça peut-être... mais Antoine... Toi, non... Tu vas revenir, c'est certain, tu as eu un coup de blues, mais tu n'es pas du genre à sauter du haut d'un viaduc, tu as toujours eu le vertige... Te tailler les veines ? Trop douillet... Elle analyse les probabilités, son esprit logique ne s'y retrouve pas, des pièces du puzzle sont manquantes. Ok, tu as pris quelques affaires, mais très peu... En tout cas pas assez pour tenir plus de quelques jours. Les cigarettes s'enchaînent, elle s' intoxique machinalement, sans plaisir. Prisonnière d'un nuage épais de fumée elle l'imagine ivre mort dans un bar PMU, ou en panne au bord d'une départementale déserte. 

Elle a la certitude qu'il est bien vivant, probablement en difficulté, mais vivant. 

Les enfants dorment, il va falloir leur dire que Papa est en voyage d'affaire, un truc bidon, mais suffisamment crédible malgré tout. La petite va demander son père, son histoire du soir, Chien bleu... Elle va devoir s'y coller. Elsa s'extrait du canapé moelleux avec difficulté, direction la cuisine où elle se sert un café. Les yeux plongés dans le noir profond de sa tasse elle entend la voix grave et réconfortante d'Antoine, son rire enroué, elle ferme les yeux, prend une inspiration prolongée, expire longuement, vide complètement ses poumons. Elle visualise sa grande carcasse malhabile, sa mèche folle, elle ressent le manque comme de violentes crampes d'estomac qui la terrassent. La tasse de café se crashe au sol et son contenu se répand sur le sol. KO, elle se laisse glisser sur le parquet, elle aimerait disparaître avant lui, s'effacer, ne pas avoir à faire face.

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