Une chute vertigineuse







Tout ébouriffé, un peignoir élimé sur le dos, Antoine Lebel se sent bien, même très bien. Il a envie de musique, quelque chose en accord avec son état d'esprit. Il parcourt en diagonale sa collection de vinyles et choisit sans hésiter un album des Plimsouls

Le bras de la platine atterrit mollement sur le disque, quelques crépitements se font entendre, puis les accords de guitare, tranchants comme des lames de rasoir, envahissent la pièce, ils sont suivis d'arpèges carillonnants qui restent immanquablement en mémoire. La voix déchirée du chanteur lui procure une joie immédiate, les poils de ses bras se hérissent  de plaisir. Antoine s'improvise guitariste armé d'une Telecaster imaginaire puis chanteur en hurlant les paroles de la piste n°2 de la face 1. 

Girl I need your love tonight
I can't wait I must know
What's on your mind
The same thing's on mine
I can't wait any longer
Oh yeah ‘cause I need you now

Epuisé d'avoir tant donné à son public invisible, il s'échoue sur le sofa en velours gris et déguste un moka brulant. Il le sirote comme un petit vieux, à petites gorgées, prudemment. Détendu, il allume une cigarette, inspire une grande bouffée toxique et expire en laissant échapper un nuage de fumée aux reflets dorés. Il fait beau dehors, le soleil projette l'ombre des feuillages de la rue sur les murs blancs du salon. Son chat, Mistoufle, se blottit contre lui. La chaleur de l'animal, son poil duveteux et fourni appellent machinalement sa main, qui  se pose sur la nuque du chat qu'il chatouille avec précaution. La bête domestiquée, grosse boule de poils capricieuse et égoïste en ronronne de satisfaction.

Power Pop ! Les chansons s'enchainent à un rythme effréné, il contemple son environnement avec fierté, il se dit que sa bibliothèque, aussi chaotique soit-elle, truffée de bandes dessinées du vingtième siècle, de romans cultes et censurés, d'objets disparates (un oiseau en biscuit, un robot des années 80, quelques aquarelles érotiques minuscules, une statue de Snoopy, un vieil appareil photo reflex, des bougies parfumées), est celle d'un homme de goût, d'un gentilhomme. Malgré le désordre ambiant, le lieu est le reflet d'une culture durement acquise à force de fréquenter, musées, salles de concerts et bibliothèques. Lebel se définit comme un esthète, mais un esthète qui n'a pas oublié son extraction populaire, il sait parfaitement d'où il vient. Sa gigantesque collection de disques est à l'image de sa bibliothèque, atypique, exigeante, regorgeant de disques curieux, imprévisibles, dangereux... Autant de trésors cachés qu'il ne partage qu'avec des initiés.

Avachi dans le canapé, il se délecte du contact de la plante de ses pieds calleux sur la laine touffue du tapis afghan. Le regard perdu dans les volutes de fumée il soupire. Il se souvient alors du dicton que sa grand-mère se plaisait à répéter : "Cœur qui soupire n'a pas ce qu'il désire". Antoine Lebel est heureux mais seul (malgré l'amour qu'il donne à son chat, cette relation n'a rien de comparable à celle que l'on peut entretenir avec un être humain, avouons-le). A quarante ans passés, il sent le temps à l'ouvrage, il est témoin de ses ravages, victime de son travail de sape implacable : la chevelure se dégarnit, la paupière est moins haute, la peau un peu plus terne, sans parler de celle du ventre... de plus en plus flasque. Dernièrement il a remarqué quelques poils en train de pousser sur ses lobes d'oreilles. Il a immédiatement rasé ces signes avant-coureurs de sa décrépitude.

Il n'ose se l'avouer, mais Antoine n'est plus tout à fait le même depuis quelques semaines, quelqu'un s'immisce dans sa tête, tout doucement, sur la pointe des pieds. Cette personne perturbe insidieusement notre homme. Pour la première fois depuis des lustres, Lebel pense à quelqu'un d'autre que lui-même, l'objet de ses pensées s'appelle Lilly. 

Quand la première face du disque s'achève Antoine Lebel s'extirpe difficilement de son canapé moelleux, il n'a plus envie de musique. Il colle son nez à la fenêtre et regarde d'un œil distrait les vagues de passants pressés sur le boulevard. Imperceptiblement, sa vision se trouble, il ne cherche plus à faire la mise au point, il laisse venir à lui une nouvelle image devant ses yeux. Il ferme ses paupières. Il voit d'abord quelques taches de soleil kaléidoscopiques oranges et rouges, puis, on ne sait par quel miracle, ces taches se muent en formes et en lignes plus précises, son esprit projette progressivement devant ses yeux la nuque gracile d'une femme aux cheveux courts, elle porte une chemise d'homme, elle se retourne et dit "On se connait ?" Il revoit en boucle ce moment étrange qu'il a vécu il y a bientôt trois semaines. Sa respiration prend de l'ampleur, elle est calme, apaisée.

C'est une soirée rock, dans le club du coin, trois groupes pop sont au programme. Antoine ne les connait pas et peu importe, car il sait qu'il retrouvera là-bas des visages connus, figures rassurantes qui lui ressemblent. Ce ne sont pas à proprement parler des amis, mais ils font partie de la même confrérie, celle qui est prête à manger des pâtes midi et soir pour s'offrir le disque, le graal qui manque à leur collection. Dans la salle au charme déglingué, une majorité de types du même âge qu'Antoine, éternels adolescents en quête du frisson que procure l'électricité sur l'épiderme. La soirée se déroule comme d'habitude, discussions calibrées et poignées de mains assorties du "Ca va ? Pas mal et toi ? Ca va..." La soirée se déroule selon le rituel immuable, bière, concert, changement de plateau, bière, clope, concert, etc.

Antoine Lebel s'ennuie gentiment pendant le set du deuxième groupe, il sort fumer. Une petite grappe de rockers descend en flammes la prestation du groupe actuellement sur scène, accoudée à la rambarde de la terrasse, une femme allume une cigarette. Le bruit du briquet qui ne fonctionne pas alerte Antoine qui se dirige vers elle pour lui offrir du feu. Sans rien dire il lui tend son briquet. Elle le remercie avec un grand sourire "vous me sauvez la vie". En guise de réponse, Lebel se contente de sourire de façon timorée. La jeune femme engage la conversation :

-"ils sont cools tes badges." Antoine se sent flatté mais atrocement gêné, c'est la première fois qu'on lui dit cela, "Oh merci, je les fabrique moi-même..." un silence angélique s'installe, leurs regards s'accrochent comme des velcros, Antoine, un peu gauche se dépêche de décrocher l'un des badges du revers de sa veste, "Tiens je te l'offre." Elle est touchée, sa face s'empourpre comme un œillet. Elle fixe le petit cercle de métal sur son blouson. Le badge représente un oiseau noir sur fond rouge, c'est un corbeau.

-"Moi c'est Lilly"

-"Enchanté, je m'appelle Antoine"

-"On se connait ?"

Avant même qu'il n'ait le temps de répondre, une furie passablement pompette lui enlève Lilly, stupéfait, il reste coi, "A une prochaine" lui lance-t-elle embarquée de force dans la foule.

Il retrouve Lilly dans la salle, elle est flanquée de son sac à vin qui croit malin d'hurler "rock'n'roll" après chaque morceau. Ils n'échangeront plus de la soirée, hormis quelques regards d'une intensité encore inconnue pour sa part. C'est comme si lui et elle, cherchaient à scruter leurs âmes respectives. Il a cartographié mentalement le visage de Lilly : une coupe au carré, des cheveux ondulés, de grands yeux noirs cernés de Khôl, un long nez aquilin, des lèvres charnues, il a enregistré sa voix légèrement voilée et grave. Il veut retenir cette image dans ses moindres détails, il garde en mémoire ses longs doigts maigres, cette chemise largement ouverte laissant deviner une poitrine minuscule, cette nuque sublime, ce port de danseuse étoile.

A la fin du concert, le mouvement de foule les disperse. Il a perdu Lilly.

C'était il y a trois semaines et cet instant est gravé dans ses rétines, dans son cerveau. Il croit en sa bonne étoile, il le sait, il le sent au tréfonds de ses tripes, il finira par la retrouver. Il ne peut en être autrement, si Dieu existe, s'il est bon comme on le rabâche au catéchisme, il finira par la croiser à nouveau, il se passera quelque chose. C'est cet espoir qui le maintient en vie, et même si c'est le plus éculé des clichés, Antoine Lebel s'est persuadé que son rêve se concrétisera. Depuis, il lui arrive de lui parler, de lui demander son avis. Parfois il s'interroge, et si elle n'aimait rien de ce que je suis, mes goûts, mon caractère, mon appartement, mon chat ? Il saute les repas, fume comme un pompier, tente de ne jamais oublier, il est usé par cet exercice de mémoire mais heureux. Il a consigné dans son journal chaque détail de la soirée inaugurale d'un amour qu'il pressent terriblement fort, incroyablement sincère. Sur un post-it collé sur le frigo il a écrit : Lilly, le prénom est entouré d'un cœur. A force de penser à elle il parvient la faire entrer dans ses songes. Il se réveille béat. Il l'a emmenée au bord de la mer, dans les dunes surplombant la plage, ils les ont dévalées, sont tombés, ils se sont relevés hilares et ont recommencé. Ils ont couru dans les marres d'eau salée, ils ont dansé dans les vagues, éclaboussés de joie, ils se sont délectés des baisers salés, du vent dans les cheveux, du soleil dans les yeux. Le rêve semble si réel, il a son parfum ancré sur sa peau, une fragrance légère comme un voile de tulle, pétillante et vivifiante comme le citron, il sent encore la douceur de sa bouche qui s'appesantit sur sa bouche pour lui offrir le plus onctueux des baisers.

Son quotidien s'illumine depuis elle. Il se rappelle avec délice cette chanson de Mouloudji, une chanson que son père aimait chanter en travaillant. 

Un jour tu verrasOn se rencontreraQuelque part, n'importe oùGuidés par le hasard
Nous nous regarderonsEt nous nous sourironsEt la main dans la mainPar les rues nous irons
C'est un lundi parfait, météo au beau fixe. Antoine est en avance, et puis le boulot attendra. Il se dit qu'un café en terrasse serait une bonne idée. Il s'installe à une petite table ronde du Grand Café, l'expresso est serré comme il l'aime. il parcourt la presse sportive, les résultats du foot. En levant les yeux par dessus son journal son cœur s'arrête net. Lilly est là, elle vient sûrement de s'installer. Il s'escrime à garder son calme, il respire difficilement. Serein, il se met à l'espionner et échafaude mille stratagème pour l'aborder sans paraitre lourd, il se doit d'être léger, aérien, presque désinvolte, il veut feindre la surprise, cacher son immense bonheur de la retrouver. Il prend son temps, caché derrière le journal L'Equipe. Il est prêt. En descendant lentement le journal sous ses yeux, il voit Lilly tout sourire offrir ses divines mains aux baisers immondes d'un homme sans âge. Antoine Lebel se pétrifie, il se métamorphose en clown blanc et laisse le journal lui échapper des mains. En quittant précipitamment  la scène il manque trébucher en heurtant une jambe contre le pied de la table. Il n'est plus là, pour personne, définitivement, Dieu n'existe pas.

 






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