La tangente (1)

 


Ce matin-là, j'ai décidé de ne pas me lever. Le téléphone a sonné, je l'ai laissé faire. J'ai attendu que la nuit tombe pour me préparer, j'ai rempli un sac avec le strict minimum, quelques frusques et une brosse à dents. Je ne suis là pour personne, comme dirait Françoise Hardy ; je me casse. Je suis passé au tabac prendre des munitions, une cartouche de Dunhill, paquet rouge et or, le chic à l'anglaise. La 304 a démarré en toussotant puis le moteur s'est apaisé tout seul, j'ai coupé le starter, il ronronne et feule à chaque coup d'accélérateur. Il est 17h00, je parle comme un chef de gare... Il est donc cinq heures, elle va bientôt rentrer avec les gosses, je me casse.

Direction nulle part, je roule, plutôt vers le sud, là où personne ne reconnaîtra ma fiole, là où les accents chantent en roulant les r comme les galets charriés par la méditerranée, cette grande piscine au bleus profonds. Cardin, dirait que la raison de ma fuite est multifactorielle, je ne sais pas, peut-être... Cardin est la dernière personne à avoir croisé ma carcasse, j'ai quitté la Socoplex sans un mot, ni "au revoir", ni "allez vous faire foutre". J'ai éteint l'ordinateur, rangé les stylos, ciao. Il est important de laisser l'espace de travail le plus propre possible.

Je saisis une cassette parmi le fatras qui traîne sur le siège passager, c'est une de ces compilations de tubes qui passent à la radio, c'est Elsa qui l'a choisie sur un tourniquet dans une station service. La musique médiocre met mon cerveau en vacances, je me surprends à chanter les refrains débiles qui riment trop facilement. Je traverse un paysage de bocage rythmé par ses haies mal fagotées, des poteaux électriques de traviole et des baraques sans style posées au bord de la route. Dave chante Vanina, une adaptation grotesque du Runaway de Del Shannon, les vaches me voient passer à allure modérée, leurs yeux myopes peinent à faire la mise au point. Je roule depuis environ une heure et je comprends ces agriculteurs qui se foutent en l'air, j'en ferais autant si je vivais les pieds dans la bouse, ma vie rythmée par les traites et les repas fadasses d'une femme en blouse bleue. Ces gens-là ont bien du courage, il faut l'aimer cette nature infecte où les animaux vous réduisent en esclavage, où toute forme de grasse matinée vous est interdite. Putain de coq chantant !

Elsa doit se demander où je suis, je m'en tape, j'admire le soleil qui s'écroule mollement derrière les vallons qui progressivement s'assombrissent. L'ombre des nuages dessine sur les près des formes fantomatiques, tiens à gauche, celle-ci ressemble à un zizi. Je m'amuse de ma trouvaille et ressens tout de même un peu de honte. La cassette se retourne automatiquement, et c'est pour une fois une chanson que j'aime, Déjà je suis loin, Michel Berger... Je savoure les paroles qui parlent à mon cœur en vadrouille. La jauge d'essence est dangereusement basse, je flippe de me retrouver en rade sur un talus, je m'imagine accueilli par quelque plouc dégénéré qui me découperait en morceaux après m'avoir nourri et logé dans sa masure. Mon esprit convoque les images de Massacre à la tronçonneuse et je blêmis. Il faut absolument que je trouve une station service. Le stress me tord les boyaux, je dois trouver une station service et des toilettes ! Un dernier rayon de soleil traverse le pare-brise, au loin, un village, des gens dans la rue principale, à ma droite un panneau au logo bleu, blanc et rouge. L'enseigne lumineuse est semblable à un bouclier rouge avec en son centre Fina écrit en lettres bleues dans un cercle blanc. Je me gare et un type au cheveux gominés et tirés en arrière se pointe en trottinant.

-"Le plein de super ou ordinaire ?" Je lui réponds que bichette, c'est le surnom de ma caisse, tête du super, je remarque une boucle d'oreille, une peau mate, un tatouage de chien loup sur son avant bras musclé qui tient le pistolet de la pompe. Sorti de ce contexte qui fleure bon l'essence et l'huile de vidange, ce type serait plutôt beau gosse, presque mannequin. Ici il est juste du genre à culbuter toutes les Ginette de la terre sur la capot de sa Simca, c'est un mec brut : je l'envie. Moi je suis doté d'un long corps insuffisamment musclé, ni gros, ni maigre, mais flasque, flasque comme mon esprit en ce moment, je n'ai pas de certitudes, je me tiens mal, pense trop. Mon pompiste est un animal, il dort, il mange, il baise à la sortie du bal, jette les filles comme il balance ses pompes en rentrant chez lui, "bim", c'est clair, c'est net et sans bavures. J'utilise les gogues se trouvant dans une annexe de la station. Sur le mur jaune délavé, un poster d'une Coco Girl à forte poitrine, posés sur la chasse d'eau, un cendrier et une bombe aérosol parfum Pin des Landes, comme une idée de ma destination. Macho man accepte mon pourboire avec un sourire carnassier aux quenottes bien blanches. Faut que je me tire d'ici, et vite.

 A l'heure qu'il est, Elsa a dû appeler la Socoplex, ce con de Cardin, Bruno, mon pote avec qui je traîne au Balto après les longues journées de travail monotones et sous-payées. Elle doit s'inquiéter, mais peu me chaut, j'ai mes raisons, et elles sont excellentes. Le prochain bled est dans une trentaine de bornes, il fait nuit désormais, ça caille. Les phares jaunes des véhicules que je croise me font plisser les yeux, je conduis, en mode automatique jusqu'à Sainte Hermione, il y a une sorte de motel à gauche après la charcuterie à la sortie du village. Je suis accueilli par une petite gonzesse aux formes inexistantes, son établissement se compose d'un bâtiment principal sur lequel est posé une fusée en carton pâte. Je suis à l'Espace Motel, et le moins que l'on puisse dire c'est que le petit bout de femme qui procède à mon admission est revêche : pas un sourire, pas un mot quand elle me confie les clés de ma piaule... En la détaillant j'imagine un destin brisé de petite fille modèle qui échoue ici, faute de mieux. Pourtant, au village, elle figure parmi les rares spécimen diplômés avec son BTS tourisme, la vie est une pute. C'est donc l'âme mélancolique que je me dirige vers l'aile gauche du bâtiment, mes pas font crisser les gravillons du chemin chichement illuminé par des loupiotes en forme de planètes. Ma chambre s'appelle Saturne. La nuit sera douce et sans intérêt. 

C'est un balai de tracteurs et de machines agricoles qui m'a extrait violemment de ma rêverie. Dehors il pleut, j'aime bien. Comme un gosse, je dessine sur la vitre de ma chambre, des lignes sans fin, le gouttes d'eau réfractent la lumière du plafonnier et c'est beau. Je fais couler un bain, et glisse mon corps dans l'eau trop chaude. La baignoire est trop petite, mes genoux sortis de l'eau grelottent, alors j'alterne et sors mes pieds du bain qui à leur tour prennent froid. Je laisse ma tête couler dans l'eau. Les yeux clos j'écoute le bruit sourd de mes mains qui évoluent gracieusement dans le liquide bleu, il n'y a rien pour troubler ce calme, je savoure cette vacuité ultime. 

Je reprends la route sous la pluie, celle-ci couvre la musique que j'essaie d'écouter. Je roule plein ouest, j'espère atteindre un quelconque rivage dans l'après midi. En jetant un œil dans le rétro, je me surprends à chercher mes enfants du regard. Ils dorment toujours en voiture lors des longs trajets, il ronflent, la bouche ouverte, parfois il bavent comme des petits animaux. En 1978 nous sommes allés en Espagne, sur la Costa Brava. Je me souviens m'être arrêté au bord d'une falaise, c'était un cap, j'ai oublié son nom. C'était le matin, Elsa était magnifique dans sa robe saharienne blanche. elle avait transpiré et la sueur avait imprimé ses délicieuses courbes sur le tissu. C'était le matin et nous crevions déjà de chaleur, je l'ai embrassée sur le front et me suis délecté des perles de sueur qui parsemaient sa peau, leur saveur comme le sel, la chaleur de son épiderme rougi par le soleil. Les enfants n'avaient jamais vu de bleu aussi bleu, de blanc aussi immaculé, des paysages aussi nettement découpés, des contrastes aussi forts, je me rappelle leur regard émerveillé, bouches formant des O, subjugués. Une fois installés à l'hôtel, nous avons tous dormi dans un lit gigantesque, un plumard conçu pour la partouze assurément. C'était beau, quatre, nous étions quatre, unis, en vacances.  

Le rêve est fini, je me rends compte que j'ai conduit sans porter la moindre attention à la route, pilotage automatique activé. Cette constatation m'a filé la pétoche, rétrospectivement. Elsa est là, sur le siège passager, une carte Michelin sur les genoux. Elle porte une mini jupe, un t-shirt col V, je lui mate la poitrine avec envie. Je n'ai jamais compris comment une aussi belle fille avait pu tomber amoureuse de moi. Je préfère ne pas savoir. Enfin, bon, j'ai ma petite idée, Elsa est la seule femme qui rit à mes blagues, et le verbe rire est faible, Elsa s'esclaffe, elle se poile de bon cœur, elle se gondole la bougresse ! C'est ce qui m'a plus chez elle, l'abandon total des convenances pour la poilade. Elsa est magnifique, je ne la mérite pas, elle a tous les talents, sa culture est sans limites, elle est curieuse, vive, elle embrasse bien. Au début de notre relation, ses bonnes copines se demandaient ce qu'elle me trouvait, certaines en ont déduit que devais être un bon coup, que je devais être monté comme un mulet, d'autres imaginaient que j'étais un fils à papa, un héritier, un bon parti comme on dit chez les petits bourgeois giscardiens. Je n'étais rien de tout cela, juste le bon copain qui était parvenu à ses fins, sans vraiment faire la cour, mais qui, par petites touches subtiles, a réussi à lui faire comprendre que je me voyais vieillir dans ses bras, Elsa et Antoine, ça sonnait bien. Je crois beaucoup à l'harmonie des prénoms, je n'aurais pas pu courtiser une Christelle, une Virginie, une Valérie, une Karine... Je me projetais plus au bras d'une Sophie, d'une Camille, d'une Emmanuelle... Elsa prend beaucoup de plaisir à vivre, pas moi, enfin si, j'aime la vie, mais pas sans elle. D'ailleurs je me rends compte qu'elle me manque terriblement, un jour sans elle et déjà je perds pied.

La nationale traverse des villages aux maisons sales, au fil des kilomètres la pente des toits s'adoucit, les tuiles s'arrondissent, le soleil est enfin là et réchauffe l'habitacle. Pour accueillir le beau temps je fouille dans mes cassettes et dégaine les Beach Boys, Pet Sounds, le plus beau disque de l'histoire de la musique, les voix entrelacées me filent le frisson, toujours le même depuis la première écoute, je devais avoir dix ans. Il y a quelque chose de divin dans ces harmonies vocales, ces arrangements insolites. C'est comme lorsque vous dégrafez pour la première fois le soutien-gorge de celle que vous désirez, c'est un ravissement, un émerveillement. Les seins d'Elsa sont les plus parfaits qui soient, ils sont semblables aux mélodies stellaires de Brian Wilson, ses tétons ont gout de vanille, leur courbe est parfaitement dessinée, ils sont harmonieusement proportionnés et conçus pour recevoir les caresses de mes mains. 

Je m'arrête dans un village sympathique, archétypal. Une place, une église, des platanes, une auberge. Sur les murs de la mairie, des vestiges de mai 81, Mitterrand, le regard droit et fier me toise, moi le grand échalas déserteur. Je me redresse, et me dirige plein d'assurance vers le restaurant. L'établissement est couru est presque complet. Il règne dans la salle de restaurant une atmosphère guillerette, comme un air de printemps qui pointe son nez, une insouciance palpable jusqu'au fond des assiettes. Un petit pot à yaourt blond décoloré m'installe à une table jouxtant la porte des toilettes, je commande des œufs mayonnaise qui arrivent promptement devant moi, la serveuse tourne les talons et mon regard frise à la vue de son pétard onctueux boudiné dans cette jupe mal taillée. La mayonnaise est maison, légèrement citronnée, sa texture est douce et ferme comme j'aime. Le chef a disposé un brin de persil sur les œufs, c'est la touche artistique. Un veau Marengo accompagné de frites blondes et croquantes débarque sur la table. Je me régale de la sauce au vin blanc, des tomates compotées, des frites pour éponger la sauce veloutée. La serveuse m'observe manger avec plaisir, elle me sourit. Une crème brulée clôturera ce festin. Repu et heureux je laisse un billet de cinquante en guise de pourboire. Le petit boudin est aux anges. Je garde en mémoire son visage poupon, son nez mutin, son petit corps potelé et joueur. Une fois dans la bagnole je m'imagine lui faisant l'amour, en cachette, un peu honteux, mais prenant un plaisir fou en elle, sur elle, fou d'elle. Je l'imagine hurlant sa jouissance dans l'oreiller d'une chambre d'hôtel campagnard. J'ai une érection, cela faisait longtemps...

Un panneau indicateur me signale la mer dans une vingtaine de kilomètre. J'ouvre la vitre de la 304, le toit ouvrant, tel un clebs je tends le cou et renifle l'air de la mer qui se fait désirer. Les villages aux volets bleus sont coquets, les façades sont agrémentées de roses trémières et d'agapanthes. Dans les jardins des maisons bourgeoises il y a parfois des palmiers, il faut toujours qu'ils se distinguent ces salauds ! La voiture traverse une espèce de marais salant, puis enfin la brise marine chargée des effluves de varech et de sel vient à mes narines avides de sensations. La silhouette gracile de pins maritimes se profile à l'horizon, je me délecte de cette odeur de résine qui convoque des souvenirs d'enfance, vacances dans les Landes, la tente bleue, le transistor branché sur Europe 1. Je gare la voiture au pied de la dune. La guitoune du vendeur de glaces est fermée. Je cours jusqu'à la plage, je me débarrasse de mes pompes qui ne me servent à rien pour escalader la dune. Les épines de pin me font un mal de chien, je prends sur moi et continue mon ascension, enfin j'atteins le sommet. Elle est là, la mer, immense, je suis comme un enfant excité et impressionné par le bruit des vagues qui se crashent sur la plage avec fracas. Je prends une grande respiration et dévale la dune, je trébuche et atterrit sur la plage un brin sonné.  Je contemple le paysage, allume une cigarette, je suis vivant. Je range le mégot dans le paquet presque vide, je roule le bas de mon pantalon sur mes mollets de coq, empoigne un bâton échoué là. Je marche, sur le sable fin, sur les coquillages qui niquent la peau des pieds, je marche sur le sable dur, le sable ondulé qui nique la plante des pieds, je marche dans les flaques d'eau salée, j'écris ton nom, Elsa, en lettres géantes sur le sable mouillé.

 

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