Les sentiers de la mémoire... sont sans issue. (épisode 2)

 


Septembre 1984 : Rentrée scolaire 1984-1985 4e B

Je ne connais personne dans cette nouvelle classe. A vrai dire je les connais, mais vaguement, je les ai croisés, souvent, je reconnais ces visages ingrats pour la plupart, mais je ne leur ai jamais adressé la parole. Les filles sont plus grandes que moi, les garçons ne me calculent pas, je m’en fiche d’ailleurs, tout ce que j'aimerais, c’est être pénard. 

Je remarque cette fille, elle ne fait pas plouc comme nous tous, elle a du style, ma mère dirait « du chien ». Elle me fait penser à Jane Birkin. Elle porte avec élégance un jean élimé et un grand pull informe noir qui laisse apparaitre une épaule bronzée et un débardeur blanc. Elle a de longs cheveux ondulés, indisciplinés, une bouche pulpeuse et des yeux verts, des pommettes saillantes. Elle est belle et fait tache dans le décor.

Le prof principal fait l’appel, la fille de la ville s’appelle Vanessa, je me dis que c’est moderne comme nom, que ça change des Isabelle et des Christelle. Je m’installe au fond de la salle de cours, personne ne se bouscule pour s’asseoir à côté de moi. La nouvelle approche et me demande « Je peux ? », je lui réponds par un sourire qui se veut complice. On remplit les fiches de renseignements, ma voisine demande si elle doit inscrire ses deux adresses. Décidément, cette fille est exotique.

La récré sonne. Un groupe de mecs m’envoie valdinguer contre un mur, le contenu de mon sac se répand sur le linoléum ciré. Les types s’amusent à piétiner mes cahiers et se barrent en courant, poussant des hurlements de singe.

Première alerte. Personne n’a bougé, personne n’est venu s’assurer que j’allais bien. Les profs passent devant moi sans un regard, c’est l’heure de la pause clope. Vanessa a tout vu. Je ressens de la honte, je ne voulais pas qu’elle soit témoin de la scène.

Elle s’approche de moi tout doucement, sans bruit, glissant sur ses semelles de crêpe.

- « C’est qui ces débiles ? Je n’ai pas envie de répondre, alors j’élude et minimise l’incident. Mais elle revient à la charge.

- Ça te fait rire toi ?

- A ton avis… »

Je m’en veux de lui avoir répondu sèchement. Pas rancunière elle me propose d’aller prendre l’air. On s’assoit, là où personne ne viendra nous faire chier, sur les marches à côté du bureau du censeur. Loïc, le pion qui donne les cours d’échecs du midi se lamente : « Jour de rentrée, déjà 5 élèves collés… »

25 décembre 1999

A la maison on a installé le petit Jésus sur un lit de coton tout douillet. Entre l’âne et le bœuf, Jésus dort. Papa, goguenard se fout de la fiole de sa femme. « Ta mère, aux mœurs si libérées, tient à installer ces bondieuseries dans le salon ! Ça fait bien longtemps qu’elle n’assiste plus à la messe (en dehors des mariages et des enterrements), mais Madame ta mère insiste…Pfff, les cathos de gauche, quelle bande de faux culs ceux-là ! »

Dans ces moments-là il faut le laisser parler, ne surtout pas lui répondre. Il continue de ronchonner en feuilletant le Nouvel Obs, balance le magazine sur la table basse et gueule « Michelle c’est bientôt prêt ? » Ma mère n’entend rien, les Yéyés s’égosillent sur Nostalgie

Souvenirs, souvenirs Je vous retrouve en mon cœur Et vous faites refleurir Tous mes rêves de bonheur

Adossé au chambranle de la porte, je la regarde twister en faisant fondre la noisette de beurre dans la purée.  Je me surprends à penser que ma mère a toujours de jolies fesses. Il faut croire que la gym douce conserve…

J’ai passé l’après-midi à dormir avec Camille, deux petites cuillères bien emboitées, couchées sur le flanc droit. Elle s’est réveillée en premier, elle a commencé le bouquin que mes parents lui avaient offert la veille. A peine réveillé, encore un brin dans le coaltar je déchiffre son titre : Les causes perdues. Au fond de moi je sais que je ne veux pas être papa.

 

16 octobre 1984 – Collège Albert Camus

S’il y a une chose que je redoute c’est l’absence de Vanessa. Sa santé est fragile, allergie diverses, problèmes familiaux ou allergies à la famille je ne sais pas. Toujours est-il que je compte les heures quand elle n’est pas là. C’est mon ange gardien, rien de grave ne peut m’arriver avec elle à mes côtés.

Un beau jour d’octobre, doux pour la saison, 14 heures. Les fenêtres de la classe sont entrouvertes et les effluves douceâtres de transpiration se mêlent aux parfums sucrés des filles en fleur. Mme Perfetti rend nos premières interros d’histoire de l’année. Vanessa n’est pas là. J’apprends ce jour que la prof aux lunettes rondes et mini-jupe a l’habitude de distribuer les copies dans l’ordre croissant des notations. Je suis le dernier à recevoir ma copie : 19/20. Sans le savoir, elle signe mon arrêt de mort. Pour ne rien arranger, elle fait lire ma copie par Eric Daniel, un petit blondinet aux joues parsemées de taches de rousseur toutes mignonnes. Ce dernier ne peut pas m’encadrer, je le sais.

A la sortie du collège, un comité d’accueil m’attend, ils sont trois :

Krawczyk au centre, flanqué de Daniel à droite et celui que tout monde appelle Rocky, parce qu’il porte un perfecto en toute saison, Steve Bougon à gauche. Krawczyk m’interpelle :

- « Alors, tu la paies combien Perfetti ? Je reste coi. Réponds putain ! Tu lui donnes combien ? 100 balles, 200 ? Plus ? Je marmonne…

- Rien, je lui file rien. Daniel prend le relais.

- Fayot, t’as des bonnes notes parce que t’es le fils du maire… putain de crevure !

Le trio m’entraine avec fracas derrière un arrêt de bus désaffecté. Ça pue la pisse, c’est sale, la peur me déchire le ventre.

- Ouais crevure, renchérit Rocky en me balançant contre le mur en béton, tu vas morfler !  Il me file un coup de genou qui me plie en deux, les deux autres me tombent dessus en m’assénant des claques derrière la tête. Je m’écroule au sol, allongé sur les détritus et les vieilles affiches décollées. Le son de leurs rires résonne dans ma tête endolorie. Ils décampent, fiers d'eux. J’ai envie d’hurler, mais rien ne sort.

Je rentre chez moi en boitant, ma sœur est en train de fumer à la fenêtre de la salle de bain. En me voyant, elle jette sa clope, descend les escaliers quatre à quatre et me réceptionne l’air catastrophé.

Le regard inquiet, Karine me demande « Ça va frérot ? » 

Les yeux plein de larmes se l’envoie paitre « Retourne fumer toi ! Dégage ! »

Aujourd’hui encore, je m’en veux terriblement... Je m’en veux d’avoir repoussé celle qui me tendait la main

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