Les sentiers de la mémoire... sont sans issue. (épisode 1)


 Mars 1985 - Collège Albert Camus

Mon poing est parti tout seul. Pan dans sa gueule ! Gilles Krawczyk s'est affalé sur le goudron au ralenti, comme dans les films de Sam Peckinpah*. Les enfants ont formé un cercle autour de nous, certains hurlaient "Allez vas-y pète lui la gueule" "Achève-le". Je l'ai contemplé gisant pas terre, inerte. Fier de moi, je me suis raclé la gorge et lui ai craché un gros molard sur sa veste Adidas tricolore. Ce jour-là marqua la fin des humiliations, je pouvais reprendre le cours de mon adolescence.

23 Décembre 1999

Mon père m'a fait monter dans la BX, "Viens je vais te montrer les changements dans la commune". Nous sommes passés dans les lotissements HLM, les lotissements en accession à la propriété, les lotissements des promoteurs privés. Il avait l'air heureux.  Les quartiers résidentiels avaient grignoté la plaine. Je ne reconnaissais plus rien, les chemins verdoyants que j'empruntais avec mon Chien Peanuts avaient été recouverts de bitume. Clou du spectacle, la zone artisanale et ses boites noires en tôle, posées côte à côte le long de la quatre voies. "Ca fait de l'activité tout ça, des nouveaux enfants à l'école, du logement... et puis ces nouveaux habitants, il leur faut des services, des loisirs, on bosse comme des fous en mairie ! On a fait venir un cabinet de parisiens pour nous aider à planifier cette expansion. Tu vois, tu te plaignais quand t'étais gosse, tu disais que tu t'emmerdais, maintenant il y a tout au village, sport musique, ciné-club !" J'ai répondu sans enthousiasme un "oui, c'est bien, super." Sur le chemin du retour j'ai aperçu le collège, "Papa, tu veux bien aller voir le collège ?" La Citroën a tangué dans le virage, puis elle a monté la côte bordée de maison mitoyennes suédoises, vestiges de la reconstruction et d'un passé ouvrier révolu. Nous nous sommes arrêtés. Je suis sorti de la bagnole pour m'approcher de la grille de l'établissement. Sur celle-ci, un permis de démolir, de la rubalise emberlificotée ça et là, un panneau Chantier interdit au public. Je n'arrive pas à déterminer si j'étais peiné par cette destruction programmée. En promenant mon regard dans la cour, des tonnes de souvenirs sont revenus sans que je ne le souhaite vraiment. "Allez, on rentre, c'est la déprime ici. On mange quoi ce midi ?" Mon père m'a répondu d'un haussement d'épaules, "comme si je savais... les menus, c'est ta mère."

J'étais revenu avec Camille pour fêter Noël avec les parents. Il était prévu qu'on enchaîne avec le réveillon du siècle chez Christophe Moulin, un ami d'enfance qui a hérité de la baraque des ses parents, une grande longère en bord de rivière.

Mars 1985 - Chez moi

"Yves, je crois que tu ne te rends pas compte de la gravité de tes actes ! 3 jours de colle ! La honte !Tu ne dois jamais céder à la violence ! Tu encaisses, tu te tais, pas de vagues. Tu sais bien, mes détracteurs vont finir par savoir que le fils du maire fait le coup de poing dans la cour du collège ! Et ça va entacher ma réputation..."

J'ai encaissé, car il ne servait à rien de répondre. Ma sœur, Karine, de 3 ans mon ainée, alternait soupirs exaspérés et yeux au ciel pendant le sermon paternel. Elle a même ricané quand Papa a parlé de sa ré-pu-ta-tion. De toute façon, mon père estime que le cas de Karine est désespéré, alors, quoi qu'elle fasse, il lui fichera une paix royale. 

Ma sœur est du type désabusé, elle ne croit plus en rien sauf peut-être en la jouissance cosmique que lui procure la grosse bite de son mec. Son mec, parlons-en, un dénommé Yannick, un sportif, futur prof de tennis. Il trouve hilarant de me rabâcher sans cesse la même "blague" : "Yves, t'aurais pas un peu forci ? Tu devrais faire du sport, c'est bon pour ce que t'as". L'été, les deux tourtereaux montent sur le toit terrasse du garage pour fumer des pétards. Le reste du temps ils s'envoient en l'air sans aucune retenue, grognements de Hulk pour Monsieur, jouissance opératique à la Kimera** pour Madame. Ils se croient cools... pathétiques créatures !

Après le repas, ma mère a frappé à la porte de ma chambre. On a discuté, c'était un peu comme dans La Boum, ou ces films américains où les parents sont super compréhensifs. "Comment te sens-tu ? Tu peux me parler, tu sais...", ce genre de discussion. Puis, à bout de force, submergé par toute cette merde, toute cette bêtise, je me suis effondré en pleurs dans ses bras. Tout en me berçant contre sa poitrine moulée dans un pullover en laine angora, elle m'a rassuré, "Ne te fais pas de bile mon petit gars, c'est la vie, ne pleure pas."

Résumé de la situation : 3 jours de colle, une réputation d'élu irréprochable entachée, une sœur en dessous de tout et une mère, toujours là quand il faut. 

24 Décembre 1999

Cette nuit, dans ma chambre d'ado à la décoration restée intacte, on a fait l'amour. L'esprit de Noël, peut-être ? Camille était détendue, un peu pompette. Je crois qu'elle a pris du plaisir, mais depuis qu'elle m'a avoué simuler une fois sur deux, je n'ai plus aucune certitude en ce domaine (comme en d'autres d'ailleurs). C'est compliqué pour nous, on essaie de procréer... Pour le moment sans succès. Tous les deux on commence à douter, c'est insidieux le doute, ça se faufile par le biais de petites phrases vicieuses. Par exemple, elle pense que si j'arrêtais de fumer mes spermatozoïdes seraient plus vaillants, elle a sûrement raison.  Je lui ai dit qu'il fallait le faire plus souvent et pas seulement quand elle ovulait, elle m'a rétorqué "T'es médecin ? Non, je ne crois pas." Quand la procréation devient sujet de discorde, c'est que le doute a bien fait son travail.

Après ce moment de félicité sexuelle et amoureuse, on s'est marré à examiner chaque poster, bibelot, magazine. A trip down memory lane, comme disent les anglais... En parcourant les coupures de presse punaisées au mur, Camille s'est trouvé une ressemblance avec la chanteuse de Slowdive***, le même air faussement angélique, la même coupe de cheveux (un carré plongeant au dessus des épaules), le même goût pour les robes évasées au dessus du genou, et cet amour des bijoux en ambre. "Tu es ma Rachel Goswell, mais en mieux, parce que toi je te comprends et parce que tu partages mon amour du pâté de campagne..." Décidément l'amour tient à peu de choses.

* Cinéaste américain, le premier a avoir introduit le ralenti dans les scènes de violence.

** Kimera : chanteuse asiatique qui se prenait pour une chanteuse d'opéra. Lourdement fardée, on retiendra de sa carrière ses yeux maquillées en ailes d'oiseau.

*** Groupe de pop éthérée et planante. Rachel Goswell, sa chanteuse, fut le fantasme féminin de toute une génération de garçons timides et romantiques.


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