Nos transports amoureux (épisode 2)

 


Every day I get in the queue (Too much, Magic Bus)

To get on the bus that takes me to you (Too much, Magic Bus)

The Who


J'ai cette chanson des Who en tête, elle est bien trop guillerette pour mon état d'esprit du jour. Je traine les pieds et soupire en constatant qu'il y a foule à l'arrêt de bus. J'intègre la queue et rentre dans le rang. Je m'en veux de tirer cette gueule : les pauvres gens qui m'entourent ne méritent pas cette face grise et lugubre. Puis, à la réflexion, je me dis que je fais une tête de lundi matin, d'ailleurs, tout le monde est amorphe, comme moi. Je me ressaisis et assume, " finalement, elle est bien à propos cette tronche de cake trop cuit". 

Je redoutais l'excitation des collégiens, leurs cris. J'appréhendais de croiser le regard de ces matamores juvéniles, ces minuscules starlettes exubérantes. Je m'étais apprêté à m'isoler, à me protéger de leurs conversations auxquelles je ne comprends que couic. Je ne voulais pas voir leurs boutons gorgés de sébum prêts à m'exploser à la face, leurs regards bovins… Finalement, je n'ai rien à subir de leur part. Les petits collégiens sont bien sages, le regard cerné. Certains ont les yeux rivés sur leur smartphone, d'autres écoutent des airs en vogue dont je ne perçois que les basses et les cymbales tonitruantes, enfin certains révisent en dernière minute. Ils ont l'air  normaux ces gosses, un peu tristounets. Sont-ils résignés à subir un avenir anxiogène, un avenir funeste ? 
Les adultes autour de moi sont comme moi, ils vont bosser. Seule exception dans la file d'attente, une grand-mère qui m'adresse la parole et me raconte qu'elle doit faire des analyses à jeun. Elle a des triglycérides, et bla bla bla et son mari, et bla bla bla et le médecin qui est bien gentil mais qui a changé de cabinet et… tiens voilà le bus ! Je remercie le gros barbu sur son nuage de m'envoyer l'autobus au bon moment.

Le chauffeur est une chauffeuse, elle a la monnaie sur 5 euros, et me conseille d'acheter un carnet de tickets au bureau de tabac, "ce sera plus avantageux", me dit-elle avec un clin d'œil complice. Elle est absolument charmante et compétente. Les gosses se sont agglutinés dans le fond, les habitués sont assis, tout le monde s'est installé sans encombres, comme si chaque place était réservée. Je me suis trouvé une place au centre du véhicule, dans le soufflet géant. Je m'accroche à la barre de plafond, nous voilà en route. Je fixe la liste des arrêts, le plan de l'itinéraire, je compte les arrêts jusqu'à la correspondance. Je transpire, le stress m'envahit, m'inonde de sueur. J'ai l'impression de puer, tout le monde me regarde, seul coincé dans ce soufflet, petit bonhomme en équilibre précaire, intrus parmi les habitués. Toutes ces paires d'yeux m'en veulent, ils savent que je ne suis pas des leurs, ils savent ce que je pense des transports en commun, je les débecte. Plus j'y pense plus je dégouline de sueur. A peine le bus arrivé à ma correspondance, je me jette dehors pour me refroidir et fuir la paranoïa. Je retire mon pardessus, respiration profonde, tout va bien, le deuxième bus va pointer son gros nez rouge dans quelques minutes. Je me félicite d'avoir toujours une chemise dans le tiroir de mon bureau (au cas où), je vais pouvoir me changer, propre, sans auréoles, vierge de toute salissure et fréquentable.

Dans le second bus qui m'amène au turbin je trouve aisément une place assise. Le trajet se déroule sans accrocs dans une sérénité quasi zen. Une femme assise juste devant moi vérifie l'état de son maquillage à l'aide d'un miroir rond aux fleurs roses qui ressemblent à des magnolias. Je remarque ses grands yeux bleus et cette petite mèche brune indocile qu'elle finit par coincer derrière l'oreille avec délicatesse. Toute la journée, ce regard, je l'ai eu en tête comme un leitmotiv, je pouvais le rappeler quand je voulais, ça me faisait du bien, beaucoup de bien.


All I'm saying
It takes a lot to love you
All I'm doing
You know it's true
All I mean now
There's one thing yes one thing that turns this gray sky to blue
That's the look, that's the look
The look of love
ABC

3e jour. Me voilà adapté à mon nouvel environnement, les autres ne me dévisagent plus, ils ont compris que j'étais des leurs. A la correspondance je prends place côté fenêtre, dans le sens de la marche. Chacun s'assied plus ou moins aisément, selon son âge, selon la quantité de bagages ou de sacs en sa possession. Les passagers saluent le conducteur qui ne répond pas, trop accaparé qu'il est par la discussion engagée avec Hervé, un type à la nuque tatouée du calvaire des voyous. 
La vue de ce maudit tatouage me remémore les mauvais garçons qui trainaient du côté des docks il y a longtemps. Ils avaient un look à frémir, attroupés en bande, chevauchant des mobs ou des motos, ils jetaient de sales regards et des sorts, ils crachaient sur les pavés luisants et fumaient des clopes sans filtre à l'odeur acre. A la belle saison leurs t-shirts laissaient entrevoir leurs nombreux tatouages, des marquages faits à la main, des signes de reconnaissance baveux et bleutés, des signes kabbalistiques qui disaient "moi aussi je suis allé en taule". C'était leurs médailles : une larme tatouée sous l'œil identifiait un criminel, et invitait à la plus grande des prudences et à la plus grande discrétion, "Fatalitas" inscrit sous une balance en déséquilibre évoquait une mauvaise décision de justice. Quant aux armes à feu et aux poignards ensanglantés, ils étaient adoptés par les hommes de main. Maman me mettait souvent en garde, "Surtout quand tu croises les loubards, tu baisses la tête, tu fonces tout droit, tu ne réponds jamais ! Même s'ils t'insultent !". J'ai suivi ses consignes à la lettre, et pas seulement quand je longeais les docks…
Alors que le bus écarlate s'apprête à fermer ses portes, une jeune femme brune parvient à se hisser de justesse à bord, elle a le souffle court et s'affale sur la première place disponible, coté allée, face à moi. Je lui jette quelques coups d'œil obliques, c'est bien elle, c'est la femme au miroir ! Je ne crois ni au hasard, ni à la prédestination. Je n'ai jamais aimé les films de Claude Lelouch, le cinéaste du hasard et des coïncidences, des rencontres fortuites et du destin, mais je dois avouer que ce hasard là me plait. Je jubile en espérant ne montrer aucun signe de joie trop ostensible. 
Je la découvre, comme on découvre une œuvre d'art ou une cathédrale, en détaillant tout ce qui en fait la beauté, avec minutie et un infini respect. Elle porte un long manteau de laine noir qui s'entrouvre et laisse apparaître de jolis mollets et de graciles chevilles. Ses cheveux coupés en un carré plongeant encadrent parfaitement un visage harmonieux doté d'un long nez fin. Je remarque quelques grains de beautés dispersés ça et là comme des coquelicots sur la peau matte de son visage et de son cou. Ces yeux d'un bleu étrange, bleu cobalt ou pétrole, me captivent, me fascinent, j'essaie de la dévisager le plus subtilement possible en posant mon regard loin, puis en revenant vers elle : travelling avant, travelling arrière et zoom sur elle. Je réalise qu'elle a compris mon petit manège quand nos regards s'entrechoquent... Sourires bouches cousues, sourires doux des timides. Nous baissons les yeux simultanément, elle sur son livre, moi sur mes genoux. Elle lit un polar nordique, je le sais, le nom de l'auteur comporte des o barrés. Je dois hélas descendre. Dix belles minutes qu'il me tarde de renouveler encore et encore, encore et encore.

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