Accoudé au comptoir je sirote un café. Je suis au Sulky, un bar-PMU de quartier. Il est 19 heures, c'est la Saint Sylvestre. J'ai décliné les quelques invitations au réveillon qu'on m'avait envoyé. Pas le cœur à la fête cette année. Enfin, disons plutôt que pour une fois j'ai décidé de ne pas participer à cette mascarade, où champagne, vœux pieux et bonnes résolutions intenables coulent à flots. Me voilà donc seul, dans ce troquet pas très classe. Les clients bien mis défilent pour acheter leurs cigarettes. Cela fait un moment que j'ai bu mon expresso, je commande alors une bière, et allume une clope. Les clients du bar sont des habitués, des mecs en majorité, des grandes gueules indéboulonnables au bar, des taiseux attablés échangeant quelques mots avec leur binouze belge, au fond, près des chiottes, des jeunes types "se chauffent" à coup de vin blanc avant de se rendre sur le lieu de la fête qu'on leur a promis mémorable.
Je ne m'ennuie pas à observer tel un scientifique cet échantillon de l'espèce humaine. A ma droite on parle foot. Le club local, s'il continue à jouer comme des patates, va descendre en D2 à la fin de la saison. Le coach, un suisse au discours toujours teinté d'optimisme, en prend pour son grade, on l'affuble de jolis surnoms, "Tas de mou", "Fromage fondu". La ligne défensive aussi fait les frais de l'éloquence des commentateurs sportifs en surpoids. Les supporters sont sans pitié. La radio est branchée sur la station des nostalgiques : tubes yéyés, rengaines des années 80, rien de bien folichon. Je fais abstraction de cette ambiance sonore en me concentrant sur les bribes de conversations volées deci delà. Des politologues tournant à la poire s'insurgent contre la politique européenne, contres ses directives "absurdes", contre ces technocrates "déconnectés de la réalité". "Ils vont nous tuer notre camembert au lait cru et notre foie gras ces olibrius de Bruxelles !", vocifère l'un d'eux, casquette vissée sur le crâne et Figaro sous le bras.
Alors que je reviens des toilettes, je croise le regard de cette femme, impossible pour moi de lui donner un âge, elle porte un jean et un chemisier blanc sous un grand manteau noir. Ses cheveux châtains ont été attachés à la hâte, deux mèches rebelles encadrent son visage, comme deux parenthèses superbement calligraphiées. Le rimmel qui cernait ses grands yeux a coulé, elle tape du pied en faisant la queue pour acheter des clopes, parfois elle soupire. Quand vient son tour elle commande un paquet de cette marque anglaise que j'affectionne. Paquet rouge et doré, armoiries de la couronne, très chic cancer du poumon à la clé. Elle paye, franchit le seuil de la porte et allume une cigarette sous la terrasse couverte. Il pleut des chats et des chiens comme disent nos amis anglais. J'ignore ce qu'il s'est produit dans mon cerveau, une réaction chimique ou électrique défaillante, un bug informationnel, toujours est-il que j'ai bondi de mon tabouret pour l'inviter, cette femme solitaire, à partager un verre. J'ai tourné autour d'elle, comme un nigaud, ou un chien qui cherche à s'asseoir dans son panier, puis je lui ai demandé du feu. Je l'ai remerciée, elle a esquissé un timide sourire. Je me suis jeté à l'eau, comme un sauveteur en mer, avec chevillée au fond de mon âme cette nécessité de la sauver de la noyade.
- Ca vous dit de boire un verre, au chaud ?
Interloquée, elle m'a toisé, son regard scannant ma trombine, mon caban, ma chemise à carreaux, mon jean dégueulasse et mes tennis fatiguées. Le scan m'a paru long, très long. Elle a expiré une bouffée de fumée.
- Ok, d'accord, vous m'avez l'air inoffensif… Je vous préviens, j'ai quelqu'un dans ma vie, si c'est un plan de drague foireux je vous conseille d'annuler l'invitation. Je suis pas dans le mood.
Je l'ai rassurée, elle m'a suivi dans la chaleur et le brouhaha du bar. Je l'ai invitée à s'asseoir sur un tabouret, elle aimait bien l'idée d'être perchée au dessus du sol. Elle a commandé un Martini blanc avec une rondelle d'orange et sans glace. La nuit ne faisait que débuter.
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