Sauveteur amer (épisode 3)


 

L'art de la conversation est difficile. Je fais partie de ces personnes qui appréhendent l'exercice. Cependant, ce soir tout est allé très vite, je n'ai pas eu le loisir d'anticiper le scénario du pire, le rejet. Je dois avouer qu'après quelques verres, le timide que je suis finit par se sentir pousser des ailes. J'ai l'impression que la conversation coule de source. Peu de blancs, ils nous servent à boire. Bien que notre rencontre ne date que de quelques heures, Sophie me parle sans réticence de sa vie. Son mari est en vacances en Normandie, elle a dû rester ici pour bosser. Elle est assistante parlementaire auprès d'un député socialiste, un mec bien, un type qui "mouille le maillot" pour sa « circo », un élu comme on aimerait en voir plus souvent me dit-elle avec une pointe d'ironie. Je n'ai quasiment rien à faire, elle parle, alors je souris, je hoche la tête. Elle me demande ce que je fais dans la vie, là, tout se complique. Je lui réponds que tout cela n'a que peu d'intérêt, et c'est vrai, il n'y a aucune fausse modestie là-dedans, ma vie importe peu, ce soir je suis là pour la sauver, alors je m'efface. Seule concession à ce silence, je prends plaisir à lui conter mon Berry natal, Bourges, la légende de Jacques Cœur, le festival, les balades dans les vigne de mon grand-père : je fais mon Guide Vert.

Diner dans un bar tabac de quartier est une drôle d'idée, surtout ce soir. Nous nous régalons de peu, mais nous nous délectons surtout de l'ambiance un peu folle qui règne ici : les piliers de bar ont le verbe de plus en plus haut et la blague de moins en moins fine, ça chahute, ça braille, ça picole sec et ce spectacle gaulois plein de gaudriole et d’étreintes fraternelles nous réchauffe le cœur. Les clients du tabac défilent au comptoir, nous sommes à la Fashion Week ; les robes ornées de strass, de paillettes, les tenues de gala aux matières nobles, organza, organdi, velours et fourrures nous en mettent plein les mirettes. Certains ont opté pour des tenues moins chics se voulant humoristiques... ils sont là plupart du temps complètement grotesques comme cette homme qui débarque ici engoncé dans une combinaison en forme de pénis ou ce couple d'amis déguisés en sumos.

Nous vivons un dîner de fête en tête à tête totalement extraordinaire et farfelu conclu avec panache par un esquimau et un cône vanille-chocolat, le tout arrosé d'un Chardonnay qui me fait déjà redouter le lendemain. Vers 22h un vendeur de roses fait irruption au Sulky, il a l'air de venir d'Inde ou du Pakistan, il porte de lourdes lunettes d'écaille aux verres fumés et un costard qui a dû en voir de belles dans les années 70. Le pauvre essuie refus sur refus. Alors qu'il s'apprête à franchir le seuil du bar, bredouille et dépité, il nous remarque et me propose une fleur. Ce soir je lui dis oui, j'ai envie de faire plaisir. 

- Combien la rose s'il vous plait ?

- C'est 5 € Monsieur.

Je paie le jeune homme, il me remercie en se pliant en deux. Je trouve qu'il en fait un peu trop, mais peu importe, il repartira avec ses sous, je vais offrir la rose à cette femme qui m'intrigue autant qu'elle me fascine. Amusée par la scène, Sophie accepte le présent, mais à une seule condition :

- Edgar, et si on offrait un verre à Monsieur ?

Pris de court je bredouille un rapide « oui ok d’accord », je trouve l’idée formidable. Je gesticule pour attirer l’attention du barman et commande un Coca pour le vendeur que nous invitons aussitôt autour de la minuscule table ronde. Tout de suite, elle prend les rênes de la discussion, s’enquiert du nom de l’invité et le bombarde de questions. L’homme aux roses se prénomme Sundar, il vient d’Inde, plus précisément de Pondichéry. Il vit en France depuis trois ans, étudie l’anglais et prépare une thèse sur Rudyard Kipling. La conversation s’anime et Sophie s’épanouit totalement face à l’étudiant, elle se met à s’ouvrir, parle avec les mains, croise et décroise les jambes. Elle mentionne L’homme qui voulut être roi, évoque son adaptation au cinéma avec Sean Connery. Elle se met à imiter à la perfection le chuintement caractéristique de l’acteur écossais pour notre plus grande hilarité.

Je me réjouis de la voir aussi rayonnante. Me voilà spectateur, j’envie ce jeune homme qui a su capter son attention, la séduire avec sa culture, son langage raffiné et ses expressions aux parfum suranné d’ORTF et de comédie française. Je me sens peu de choses… je ne saurai jamais éveiller son intérêt avec mes histoires minables de commercial, les trois pauvres livres que je lis par an, les pieds en éventail sur une plage corse, ma culture lilliputienne et mes beuveries du weekend. Sundar nous quitte à regrets, je ne sais plus quoi penser, je me dis que plus dure sera la chute après un tel pic de stimulation intellectuelle. Sans me prévenir, Sophie se lève, se dirige un peu pompette vers le bar et demande à utiliser le téléphone. Le coup de fil est houleux, elle s’agace, trépigne et finit par raccrocher violemment le combiné qui produit un « Ding » pathétique. La conversation fût brève. Elle s’éclipse aux toilettes, je trouve le temps long, je commande un demi, j’ai le temps de le terminer. La revoilà rincée, épuisée, revenue à son état initial de fleur fanée.

- Edgar, s’il te plait, emmène-moi prendre l’air, surprends-moi.

Je règle la copieuse addition, le patron me gratifie d’un obséquieux « milord ». Elle est dehors à m’attendre sous la pluie. Elle saisit mon bras, colle sa tête contre mon épaule. Pour la première fois de ma vie, je sais où aller : là où les lumières de la ville ne s’éteignent jamais.

 

Fin






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