Play-rewind (épisode 5)


 Maman grille les résidus de plumes du poulet au dessus des bruleurs à gaz. Elle coupe la tête avec un hachoir, puis dépose l'animal dans un plat creux, un plat rouge à l'extérieur et blanc à l'intérieur. Elle pèle un oignon et l'émince avec précision. L'oignon au fond du plat, une gousse d'ail encore enveloppée, elle tartine le corps du poulet de beurre, sale et poivre les entrailles de la volailles et fourre un brin de thym et quelques feuilles de laurier dans le trou béant sous le croupion. 

- "J'ai la flemme de cuisiner une farce, ça ne t'embête pas ? J'ai laissé les abats dans le plat, ils donneront un bon goût à la sauce"

- "Non t'inquiète, il sera très bon sans farce ce poulet." Je me surprends à hausser les sourcils, comme pour exprimer un agacement, une légère irritation. Elle me gâte, me protège, prends mille précautions pour ne pas me vexer. Elle est comme ça. Elle est prévenante et attentionnée, c'est une gentille femme.

Jean Ferrat chante encore, il parle d'un chien, j'aime bien les chiens, mais ni les gros ni les petits, j'aime les bâtards, les corniauds, les toutous sans origines certifiées. Nous en avions un avant, il y a longtemps. Papa trouve qu'avoir une bête est contraignant, il a raison.

Mon café refroidit, je l'avale d'un trait, replie le journal, monte à l'étage. A 12h30 pétante il faudra être prêt. Papa est sorti, il souhaitait acheter un gâteau du dimanche, ou un assortiment de petits fours peut-être. Il a la gueule sucrée, il saura se débrouiller. Aujourd'hui je vais passer une chemise, je vais me faire beau, c'est une tradition familiale le dimanche. Je vais me parfumer, Habit rouge de Guerlain, mon parfum. Carole dit que c'est ma signature olfactive. C'est vrai, j'y suis resté fidèle. Pour tout vous dire, je m'accroche sans vraiment savoir pourquoi à des détails, ce peut être porter des chaussettes noires, vouer un culte à Paul McCartney ou se coiffer toujours de la même façon (raie sur le côté, mouvement des cheveux de gauche à droite). C'est aussi regarder des comédies musicales avant Noël, marcher des heures au bord de la mer, toujours être poli avec la boulangère, toujours un peu de monnaie dans les poches, fumer les même cigarettes anglaises. J'ai probablement beaucoup changé au fil des ans, j'ai évolué dans mes idées et mes envies, mais ces sacrés détails sont constitutifs de ma personnalité, ils sont immuables.

Je rêvasse en regardant les nuages filer dans le ciel à toute allure. On croirait un film qui passe en accéléré : plan large sur la Toundra, espaces désolés, pas âme qui vive, le générique du documentaire animalier défile sur une musique synthétique à la Mike Oldfield. C'est un moment que je savoure, que je chéris. Je me prélasse sur ce lit trop mou, bercé par les rafales de vent qui chahutent les tuiles de la maison. Carole occupe mes pensées. Elle et moi nous nous appelons très tard chaque soir. Nos conversations sont courtes et d'une banalité rassurante. Nous racontons nos journées, le boulot pour elle, mon séjour chez mes parents pour moi. Rien de bien palpitant, il n'y a ni ennui, ni haine, ni agacement, nous partageons les informations sans jamais évoquer l'avenir, et c'est tant mieux. Nous sommes juste là, présents l'un pour l'autre, à l'écoute. Les nuages emporteront nos problèmes bien loin d'ici, j'en suis certain.

La nuit j'aimerais profiter de mes insomnies pour écrire, mais je suis affligé d'une telle flemme, que le simple fait de mettre un pied hors du lit me semble une épreuve insurmontable. J'ai ressassé le scénario du déjeuner d'aujourd'hui, repassé les scènes, imaginé maintes rebondissements, il y a même eu la possibilité d'une joute verbale qui dégénèrerait en combat de coq. Aujourd'hui je me sens d'attaque, je vais leur dire. 

12h30, la pendule Big Ben retentit. Mon père braille "A l'apéro mon grand !", je gueule "J'arrive !". La table basse est pleine de cochonneries apéritives, whiskey, pastis, Frontignan pour Maman. Comme les condamnés à mort exprimant leurs dernières volontés, j'exige un whiskey sans glace. Je le sirote rapidement. L'alcool me monte à la tête, j'ai chaud, je me sens prêt à affronter une armée de barbares à mains nues. Profitant d'un blanc dans la conversation, probablement le passage d'un ange dans la pièce, j'y vais :

- "Maman, Papa, en fait, je ne sais pas quoi faire de ma vie, je n'ai aucun talent, aucune envie, pas de projet, oui c'est ça mon problème, je n'ai aucun projet ! Même en amour, c'est la cata, je sais plus quoi faire, Carole m'a envoyé chez vous pour me ressourcer, c'est ses mots, j'ai bien peur qu'elle ait envie de me larguer !"

Silence. Juste le tic tac de l'horloge. C'est long. Jusqu'à ce que mon père se lève en bombant le torse, j'imagine qu'il veut me filer une rouste. Il est là devant moi, massif. Prenant sa plus belle voix de stentor il s'exclame :

- "Ah ! Enfin il l'a crachée sa Valda ! Écoute mon fiston, si j'ai bien compris tu comptes rester ici un moment, alors pas de panique, on va réfléchir ensemble avec ta mère. Et t'as pensé au truc pour ta prostate ?"


Fin

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