Le vélo de Philippe


On m'a offert un vélo électrique pour mon départ en retraite. C'est fou ce que les gens vous connaissent mal. Après 30 ans de boite, il ne savent toujours pas que les activités de plein air ne sont pas ma tasse de thé, et que le thé non plus ne figure pas parmi mes breuvages d'élection. Je suis café, sans sucre, casanier, solitaire. La solitude parmi mes disques et mes livres, un feu de cheminée qui crépite, un café tiède, du chocolat noir 80% et mes cibiches anglaises : voilà mon idée du bonheur. Mais c'est ainsi. J'ai dû feindre la joie de recevoir une bicyclette. Je suis assez rompu à cet exercice, cela fait 30 ans que je prétends aimer cette boite, ce job, mes collègues. 

Soixante-six ans, bientôt mort. Je me dis en ricanant que le calvaire touche bientôt à sa fin. Finir sa vie seul n'est pas chose aisée. Mes rares amis ont sur moi ce putain de regard compatissant ; "Pauv' Philippe" se disent-ils dans leur bagnole hybride en rentrant chez eux. Leur pitié malsaine ils peuvent se la garder. La boulangère, le médecin, mes petits enfants aimeraient tant que je ne finisse pas desséché sur mon canapé sans que personne ne s'en rende compte. Ca ne me fait ni chaud ni froid. Ma fille chaque fois qu'elle franchit le seuil de l'appartement, s'exclame, "ça daube chez toi, ça sent le tabac froid, aère enfin !"

Elsa, ma fille est adorable, elle me dorlote. Ca m'agace, mais c'est adorable. Elle ne comprend pas que je puisse trouver du plaisir à regarder la pluie tomber. Mon immobilisme l'intrigue, ma léthargie moelleuse la fascine.  

-"Tu ne trouves jamais les journées longues Papa ?"

-"Pas le moins du monde ma grande, si tu savais tout ce qui se passe dans ma caboche… Certains jours je suis épuisé d'avoir trop cogité. Ca te parait dingue hein ? Mais oui je réfléchis, au sujet de plein de choses. Tiens, l'autre jour j'ai fait des recherches pour connaitre toute l'histoire derrière la création des chips. Ca peut paraitre futile, mais je déteste les questions sans réponses. Ne compte pas sur moi pour que je te dise comment la première chips est née, tu n'as qu'à chercher toi même. Les gens ne savent plus chercher, ils gobent tout comme des ablettes, ils se fichent bien de ne rien comprendre ! Pas étonnant que nous soyons gouvernés par des quiches…"

Mercredi dernier elle a débarqué avec ses gosses et une idée de génie, une balade à vélo, avec les enfants, une petite virée sur le canal qui mène à la mer. Avec mon biclou high tech propre comme un sou neuf, je ne pouvais pas décliner l'invitation. Mais ce qui m'a vraiment décidé ce sont les regards implorants de Valentine et Cerise, 7 et 9 ans, des yeux de chiens battus accompagnés d'une lippe attendrissante. J'ai ravalé ma fierté et nous voilà sur le chemin du canal, sous un soleil éclatant.

A bicyclette je ne parle à personne, je regarde droit devant moi, concentré. Il faut éviter de tomber à l'eau, contourner les randonneurs, jouer de la sonnette pour prévenir les grappes de promeneurs peu soucieux d'autrui, se méfier des chiens qui baguenaudent sans laisse. Les filles avancent bon train, j'enclenche l'assistance électrique et c'est comme si un homme invisible poussait soudainement ma monture. Je pédale sans souffrance. Reste que la selle est d'un inconfort ! Après 10 kilomètres je commence à pester après ce siège de plastique mal rembourré et réclame une pause au reste du peloton. Je me vois opposer un "on est presque arrivé, arrête de râler !"

Pour ne pas focaliser sur la douleur je porte mon regard sur le paysage que je n'avais jusqu'ici pas pris le temps d'observer. Le long du canal il y a de vieux entrepôts, des grues jaunes, des oiseaux : plein !  Le vent marin commence à se faire sentir, de part et d'autre du canal les herbes sont hautes et blondes, elles plient sous le vent d'ouest. Je me rends compte que la mer ne dois plus être bien loin, de petites embarcation chargées de cannes à pêche profitent de la marée haute pour rejoindre la mer. Un vieil homme s'éclate juché sur ses skis nautiques. Il est mon antithèse, je me surprends à l'envier. J'entends le cri des mouettes, je ne lève pas la tête de peur de tomber, mais Dieu qu'elles sont bavardes ! Petit à petit j'ouvre chaque bronchiole de mes poumons de flanelle (laissez moi citer Léo Ferré)… J'inhale l'air iodé : c'est comme une découverte, un renouveau. 

Nous bifurquons vers des chemins sauvages constellés de crottes de lapin. Nous garons les vélo, en vrac les uns sur les autres. Devant moi des dunes, des pins parasols dont l'odeur résineuse réveille en moi de vieux souvenirs, mes premières amoures. Vacances landaises, il y a fort longtemps. Le soleil grille les aiguilles de pin, pieds nus je sens la chaleur du sable réchauffer mes vieilles articulations, juste un instant, profitant d'être seul, je ferme les yeux. Brille soleil, tes rayons transpercent mes paupières, je vois du rouge, de l'orange, je joue à faire entrer la lumière dans mes rétines. De gracieux rais de lumière apparaissent, je les fais danser.

- "Viens Papo, dépêche-toi, (elles m'appellent ainsi, j'ai toujours exécré le mot "Papi") on va goûter face à la mer !"

Elles courent en portant leur panier à deux. Ma fille me rejoint, "alors, tu ne regrettes rien ?"

-"Il m'arrive de regretter bien des choses, mais pas cette balade ! Merci Elsa." Je l'embrasse comme le font les bons parents, avec force et sincérité. Je lui tend la main. Main dans la main, nous gravissons la petite dune.

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