L'effacement

Photo by Dan Seddon on Unsplash


Chez elle

Annie a patiemment découpé chaque photo, les a collées avec soin dans deux albums disposés face à elle sur la table en merisier de la salle à manger. Un bleu pour le garçon, un rose pour la fille. Elle se dit qu'Emilie et Guillaume seront heureux de feuilleter leurs souvenirs d'enfance ponctués par les vacances dans le sud, les bougies d'anniversaires, bref, toute une vie de gamin dans un bel album relié. Elle sourit, écoute un air de Mozart. D'humeur légère, elle chantonne d'une petite voix à peine perceptible.

Elle se dit qu'elle offre à ses enfants un très beau présent, qu'il est toujours agréable de se plonger dans ces vieilles photos, de raviver cette mémoire qui trop souvent nous fait défaut. Elle remarque qu'avec le temps les photos ont bien changé, le format d'abord, carré puis rectangle, l'arrivée de la couleur aussi. Elle s'amuse de se voir conduire un scooter, ou jouer à la pin-up à Collioure. Son regard se fixe sur les paysages méditerranéens, les sensations reviennent par petites grappes : l'odeur des pins parasols, le mistral qui fait s'envoler les chapeaux, les galets brulants, le corps des hommes en maillot… elle était belle, se dit-elle, en s'admirant gainée dans un pantalon corsaire. 

Flashback sur sa vie

Deux enfants. Emilie est l'ainée, elle est arrivée un soir d'été. C'était un beau bébé de presque quatre kilos ! Elle était joviale, rieuse, souriante. Annie regrette qu'elle ne le soit restée. Plus tard, un peu avant l'adolescence, sa fille est devenue revêche, une rebelle, un sacré caractère de cochon. "D'où cela pouvait-il venir ? Pourquoi ? Était-ce sa faute ?" s'interrogeait-t-elle avant de rejeter catégoriquement l'éventualité de sa part de responsabilité. Elle remarque que dans sa famille les gens sont d'humeur égale, on ravale les frustrations et les reproches, pas un mot plus haut que l'autre. La colère est vulgaire. Les relations entre les deux femmes sont limitées : 2 coups de fil hebdomadaire, le repas de Noël, l'anniversaire d'Annie. Emilie vit loin d'ici, et c'est sûrement mieux ainsi. Longtemps Guillaume a eu les faveurs de sa mère. C'était un enfant chétif, souvent malade. Couvé, comme un oisillon tombé du nid, une pauvre petite chose. Toute son enfance il eut le droit à un traitement spécial, même si le petit bout de chou ne souffrait d'aucune maladie grave : "Attention avec Guillaume, il est fragile !" Il n'était plus vraiment son enfant, il s'était mué en doudou, en peluche, un être captif à ses côtés, toujours disponible pour un câlin maternel. Le môme était mignon, mais timoré et particulièrement secret. Il n'a pas changé, en perpétuelle dépendance, incapable de vivre sa vie sans maman. 

Annie découpe toujours, parfois elle tire un trait, empoigne un cutter et d'un geste rapide et précis, élague, ampute, équarrit. Elle découpe avec une vigueur suspecte. Mozart s'est tu, laissant place aux craquements du disque qui tourne dans le vide. Elle ne chante plus. Sur la table, des chutes de photos. Un homme, jeune puis un peu moins, mais toujours le même. Certaines images sont déchirées, coupées menues, déchiquetées sans aucune précaution. Il se fait tard. La nuit tombe et l'appartement s'obscurcit. Elle réunit les morceaux victimes des coups de ciseaux, les jette dans une corbeille à papier en métal, craque une allumette et les enflamme. Les restes d'images familiales chargées de souvenirs se déforment sous l'effet de la chaleur, le visage de l'homme se pare de cloques immondes, puis la flamme le dévore. Son visage éclairé  par la seule lueur des photos en train de consumer, Annie ne chante plus du tout, le yeux plissés elle savoure son œuvre.

Noël

Ici il est de coutume de s'offrir les cadeaux après le dessert. Il règne une atmosphère plutôt détendue, dans le vacarme des papiers d'emballage froissés, des cris de joie extatiques des enfants et des remerciements polis. Guillaume et Emilie découvrent leur album photo. Au fil des pages tournées, leurs visages se crispent et laissent transpirer un malaise. Tous les yeux de la famille se tournent vers eux. Le frère et la sœur se regardent et sans se concerter demandent :

"Où est passé Papa ?"


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