La voix de Ian Curtis dégueule des enceintes de la mini chaine : "Heart and soul, one will burn". Je danse en slip, totalement transporté par la rythmique martiale et robotique. Il n'y a personne dans l'appartement, j'en profite. Le concert est dans deux heures, il va falloir songer à s'habiller. Ma maman est un ange, elle a repassé mes fringues et les a disposées sur mon lit. La chemise est impeccable. J'enrage en m'apercevant qu'elle n'a pas hésité à infliger le même sort à mon jean… Tant pis. J'enfile donc mon pantalon noir, super moulant sur mes cannes de serin, puis mes Chelsea boots en daim noir, elles sont un peu justes, mais c'était le dernier modèle en magasin : faut savoir ce qu'on veut, avoir un bon look ou se contenter des sweats Cocotier et des jeans à pinces choisis par tes parents. En haut, chemise noire, perf que j'ai chopé à la friperie au kilo. Accessoires, lunettes noires, un anneau à l'oreille gauche. Je passe un temps fou dans la salle d'eau. Comment me coiffer ? J'ai une sale nature de cheveux, trop épais, pas assez souples, une vraie galère. Malgré les tonnes de gel appliqués le résultat n'est pas glorieux. A droite, sur l'étagère en formica, mon regard identifie la tondeuse de mon père. Il faut faire vite, je retire le sabot, et me rase à blanc le tour de la tête. Il ne me reste plus qu'une drôle de touffe sur le haut du crâne, je désépaissis ce buisson, il est très mal taillé, mais "nevermind" comme disent les angliches. Voilà une belle tronche d'Iroquois. Je me dis qu'il vaut mieux passer pour un punk que pour un plouc, au pire on me prendra pour un "ploupunk". J'ai du temps, un paquet de clopes tout neuf, un briquet qui fonctionne. Je me dirige vers la chaine, change la cassette, That Petrol Emotion fera bien l'affaire. J'ouvre la fenêtre, allume une cigarette. J'adore le bruit du tabac qui se consume en grésillant. J'inhale une grande bouffée et la rejette tout doucement en fixant le plafond à moulures. Je savoure cet instant, cette tranquillité. Je m'imagine seul ici, ou ailleurs, mais chez moi, libre de toute tutelle parentale. Il faudra patienter, je ne suis qu'au lycée. Une heure avant le concert. Il est temps d'y aller. J'ai rendez-vous avec Vanessa devant la salle.
Le bus n°7 sent mauvais, multiples odeurs qui piquent les narines : plastique chaud, ventilation écœurante, brut de Fabergé du côté du chauffeur, somptueuse chevelure au parfum de henné à droite, légumes du marché à gauche, sueur et cigarette froide partout ailleurs. Je me positionne au centre du véhicule, là où les soufflets se plient et se replient comme ceux d'un accordéon géant. C'est ludique, je suis un surfeur urbain, debout en équilibre au cœur du chaos ! Il se met à pleuvoir. La ville est belle sous l'ondée. Les gouttes sur les fenêtres apposent un filtre mélancolique et romantique sur le paysage. Je pourrais shooter de belles images si j'avais mon Canon. Un visage regardant par la fenêtre, la pluie sur la vitre, que pense cette personne ? Quels sont ses sentiments ? J'ai bien conscience que cette image est stéréotypée, je m'en fiche, je suis un cliché, comme nous tous d'ailleurs.
Le n°7 avance sans hésiter, son itinéraire est tracé, prédictible. Pour certains de mes amis, c'est pareil, ils savent déjà où il veulent se rendre, ce qu'ils souhaitent atteindre, mariage, enfants, pavillon, bagnole. Je ne suis pas un bus, je ne sais pas ce que l'avenir me réserve, je n'ai aucun plan, aucun objectif ; au grand désespoir de mon père. Nous approchons de la destination, le stress monte, je n'ai aucune envie d'appuyer sur le bouton "arrêt demandé", je scrute les différents passagers : qui va avoir le courage d'appuyer sur ce putain de bouton ? Enfin une vielle dame accomplit cette tâche héroïque, me voilà soulagé. Les portes s'ouvrent, j'aide la vielle à descendre du bus, son caddie rempli de légumes est bien trop lourd pour elle. "Merci jeune homme" me dit-elle avec un grand sourire plein de fausses dents alignées parfaitement.
Vanessa n'est pas au rendez-vous, elle a dû rater son bus, ou filer un collant. Je suis dépité, elle est ma béquille, mon tuteur, elle me donne l'assurance dont je manque tellement quand j'ose sortir de ma chambre. Hélas, le concert est dans un quart d'heure, alors pas le temps de l'attendre, nous nous retrouverons dans la salle. De toute façon, impossible de la rater, je reconnaitrais sa bouche écarlate entre mille. Devant le Rialto, une masse de mecs en noir patiente devant les portes. Silhouettes voutées, malingres, grands échalas goth, petites nana en Docs, corbeaux à la Cure vêtus de cache-poussière, intellos en costard noir et lunettes en écaille, le petit monde rock de la ville s'est donné rendez-vous ici. Je jubile, espérant faire partie de cette bande. Je me fonds avec une certaine fierté dans cette matière noire, émouvante, désespérée, parfois nihiliste. Je ne reconnais personne, j'écoute les conversations, captant chaque tic de langage, j'observe la gestuelle de chacun, parfois je baisse les yeux en croisant un regard cerclé de noir. J'allume une clope, la fameuse clope qui donne une contenance. Un gros type m'accoste pour me demander du feu, j'en bafouille, et dois me reprendre à trois fois pour l'allumer. Les portes s'ouvrent, les spectateurs disciplinés entrent sans pousser, leur billet à la main.
La salle de concert est une immense coquille noire ornée de rideaux rouges et de stucs dorés. Il y fait chaud, mais pour rien au monde je ne me résoudrais à confier mon blouson au vestiaire. Le balcon est vide pour le moment, le bar lui, est pris d'assaut. Au milieu trône la console son et lumière, tableau de bord d'un vaisseau spatial échoué sur Terre. Des techniciens farfouillent, tels des explorateurs équipés de lampes torche, parmi des dizaines de potentiomètres. Ils s'engueulent. Mes yeux photographient chaque détail, la boucle d'oreille en forme de croix de la barmaid, le scotch collé au sol sur les câbles électriques, la peinture qui s'écaille au plafond, les lustres à pampilles. Je me régale de l'odeur de tabac et de bière renversée qui flotte dans l'air. Je m'approche de la scène, mais pas trop, ça ne sert à rien, il y a un groupe du coin en première partie, des mecs de la Fac. Il parait que leur rock noise mêle humour nietzschéen et furie free jazz. Je redoute le pire.
La première partie monte sur scène applaudie par une infime partie du public. Une batterie incroyablement désarticulée débute le set, la basse s'insinue dans les interstices rythmiques, syncopée, les guitares s'immiscent après quelques mesures dans l'histoire, puissantes, quand soudain, venu de nulle part un chanteur arborant un T-shirt à trous hurle à la foule : "La France est morte, vous êtes des zombies, nous allons vous re-ssu-sci-ter !" Alors, un saxo s'engage dans le plus long des soli, enchainant dissonances et suites de notes sans fin, un instant de pure torture sonore. Comme la majorité de l'audience, je file au bar. Quand enfin le dernier larsen s'évanouie, je retrouve les rares masochistes restés devant ce drôle de spectacle complètement groggy, assommés, épuisés après avoir vécu pendant trente minutes une version à peine édulcorée de l'enfer.
Les fans s'agglutinent devant la scène. les roadies procèdent au changement de plateau, testent les guitares, tapent sur la batterie. On sent l'excitation monter et parcourir le public, comme une vague allant et venant. Je me sens oppressé, trop serré, ma respiration est laborieuse. Je cherche Vanessa, j'aurais tant voulu vivre ce moment avec elle. Mais pas de temps pour la tristesse, les lumières s'éteignent, les frères Reid montent enfin sur scène, tout de cuir vêtus, lunettes noires et guitares vintage en bandoulière. Soudain, le batteur cogne son tom basse comme un demeuré, la reverb envahit la salle, puis dos au public les frangins laissent échapper les premiers larsens de leurs guitares, les accords nous scient sur place. Jim, nonchalant, marmonne les paroles de In a hole : "Grass grows greener on the other side, Corn grows sweeter on the other side".
Progressivement je perds pied dans cette marée d'hommes et de femmes en noir, les lumières rouges et bleues m'éblouissent, le stroboscope m'achève. Derrière mes lunettes de soleil je me laisse faire, enveloppé par cette couverture de son, transpercé par la stridence des guitares, tabassé par la batterie, mais bercé par la simplicité des mélodies dissimulées sous des cascades de bruit. Je ne suis plus là pour personne, complètement défoncé et totalement clean. L'électricité parcourt mon corps tout entier, les chansons entrent dans mon crâne par effraction. Sur The hardest walk, je feins de chanter pour montrer à ceux qui m'entourent que je suis digne du groupe. "Walking back to you Is the hardest thing that I can do..." Alors que le son des guitares s'adoucit, je vois apparaitre, dans un halo bleuté, la bouche écarlate de Vanessa qui s'approche de moi. Elle me prend la main, je la serre dans mes bras, je sens malgré mon armure de cuir, son cœur battre contre ma poitrine au rythme de la batterie, sa bouche s'approche de mon oreille et me susurre "Just like honey, just like honey..." avec cette voix légèrement éraillée qui m'excite tellement. Pendant tout le concert nos mains ont joué, à se caresser, se serrer, se lâcher, se reprendre. J'ai 17 ans, je ne pense plus qu'à l'instant présent, ce plaisir qui m'envahit, je voudrais qu'il soit éternel.
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