L'échappée belle



"Aurélie, j'ai pissé dans la piscine de tes parents." 

L'eau était chaude, la nuit, étoilée, je me suis laissé aller, j'ai laissé le fluide doré s'échapper et se diffuser dans l'onde turquoise. J'ai affiché un petit sourire satisfait, puis je me suis hissé hors de l'eau avec toutes les peines du monde. Là où j'ai merdé, c'est quand je lui ai avoué ce méfait. Je n'aurais pas dû. Elle l'a mal pris, a jeté mes fringues par la fenêtre de la chambre, "Dégage de là espèce de connard ! Je ne veux plus jamais voir ta gueule de dégénéré ! Qui pisse exprès dans une piscine, à part un gogole? Dégage je te dis ! Gros gogole, va !"

"Gogole", c'est pas sympa ça. Blessé, j'ai pris mes clics et mes clacs, en protestant mollement, une sorte de "Mais... euh..." pas du tout à la hauteur de sa méchanceté de poufiasse.

J'ai ronchonné en rentrant à pied chez mes parents, puis j'ai profité de l'instant, une belle nuit d'aout, une brise légère, l'odeur des pins dans les narines. Mes parents eux, n'ont pas de piscine, ni de maison d'ailleurs. Arrivé chez moi, troisième étage sans ascenseur, j'ai cherché à t'appeler, tu étais sur répondeur. Alors bon, je suis allé me servir une bière. En entrant dans le salon j'ai trouvé Papa en train de ronfler sur le canapé, débraillé, en débardeur et short, il roupillait comme un enfant, paisiblement. Je lui ai trouvé beaucoup de classe, et même s'il n'est plus que l'ombre du beau gosse qu'il était, je l'ai trouvé encore pas mal. Vous voyez, un peu le type rital, belle tignasse poivre et sel, œil de braise, un étalon mon daron ! Il mérite bien son gros dodo, lui qui bosse comme un dingue à l'usine. Il fabrique des transistors, c'est utile les transistors.

Je me suis réveillé chiffonné, peut-être un peu honteux aussi, alors j'ai pris mon téléphone, je t'ai appelé, j'ai laissé un long message, te demandant de ne pas faire toute une histoire d'un pipi malencontreux. J'ai refait le film de la journée d'hier. 

Tes parents, Chantal et Serge, des gens biens, enfin surtout ta mère. Tes parents, des gens de gauche, enfin ça, c'est ce que ton père se plait à claironner partout à qui veut bien l'entendre. Ton père, un grand type maigre, sec comme un coup de trique. Il court, des semis, des marathons. Je me méfie de ces gens-là, ceux qui considèrent l'effort et la souffrance comme des valeurs cardinales. Hier il portait son t-shirt de "finisher" du marathon de New-York. Il m'a parlé de mon avenir, qu'il serait temps que je devienne adulte. J'ai eu le droit à une longue et belle leçon de morale autour du barbecue. "Valeur travail", mon cul ! Moi je n'écoutais pas vraiment, mais j'admirais les jolies saucisses à l'oignon griller gentiment. Il m'a répété que la musique n'était pas une voie d'avenir, que je devrais songer à trouver un vrai boulot. Je n'ai rien dit, j'ai juste marmonné des "ouais". J'adore, ça l'agace. Je déteste me fâcher avec les gens, alors quand la conversation prend un tour déplaisant je fais des "ouais" des "d'acc". C'est ma façon à moi de répondre "Va te faire mettre". 

Toi, tu faisais rôtir ton gros boule sur un transat en plastoc, recouvert d'une serviette éponge rose pouf qui doit bien coûter la moitié d'un SMIC. J'ai bien aimé la vue. J'ai conseillé ton père de ne pas piquer les saucisses, lui il pense que c'est mieux. Selon lui, elles seraient moins grasses ainsi torturées. Toi, Aurélie, t'es comme les saucisses, je t'aime bien grasse et moelleuse, il ne me viendrait pas à l'idée de te piquer les fesses pour que tu perdes ton gras. C'est vraiment un malade ton père. Il est dans son rôle, il est médecin. 

Ta mère était dans sa chambre, comme d'habitude. Elle a débarqué à l'heure de l'apéro, comme d'habitude. Elle s'est fait un spritz, comme d'habitude. J'aime bien ta mère, je la comprends. Mieux vaut dormir que de subir un tyran domestique comme ton père. Un jour il a piqué une crise parce que j'avais mélangé les couverts dans le lave-vaisselle. C'est un maniaque, je m'en méfie. Avec ta mère, on discute, j'ai même l'impression qu'elle m'écoute ! Elle me rassure, m'encourage, elle a écouté mon disque, fait partie du fan club. Je sais qu'elle l'a vraiment écouté, elle m'a avoué ne pas l'avoir tellement aimé. Elle m'a suggéré de ne pas abuser des accords septièmes majeurs, c'est une artiste ta mère. La vie ne l'aura pas épargnée, elle peut remercier ton père, ce Fangio d'opérette pour la main gauche en miettes, la carrière de pianiste dans l'ornière. Putain de voiture de sport !

 Hier je l'ai beaucoup observée Chantal. Elle était absente, j'ai trouvé ça touchant, déchirant. Les yeux dans le vague elle picole plus qu'elle ne mange, elle en a besoin, elle est drôle quand elle a bu. Je me demande à quoi elle rêve, vous aime-t-elle encore ? Evidemment, toi et ton père vous la trouvez gênante, toi tu dis "malaisante", je déteste ce mot trop populaire pour être honnête. Vous n'avez rien compris, vous êtes sans cœur, vous conchiez les fragiles, bizarre pour des "gens de gauche", non ? 

Bref, ta mère et moi on a bu plus que de raison. Toi, perpétuellement au régime, tu as picoré un quart de saucisse, une cuillère de ratatouille, de l'eau, de l'eau... T'as dit "Je suis claquée, je monte, tu viens Fred ?" Je n'ai pas répondu, je suis resté avec ta mère, elle a débouché du Champagne. Ton père s'est échappé chez les Lambert, les voisins les plus friqués de la rue. Il les admire et les envie. Le jour où l'autre parvenu de Lambert a offert une BMW électrique à sa femme, Serge avait la bave aux lèvres. Ce jour-là il a gueulé "Putain, j'aurais dû être notaire ! Tu vois Fred, notaire, ça c'est un bon boulot, tu pourras choyer ma fille adorée avec une paie de notaire ! Hein ma Lili ?" 

Donc l'alcool coulait à flot, on a enchainé les clopes sur la terrasse. Ta mère s'est confiée, tu aurais dû t'appeler Elisa, mais ton père trouvait cela vieillot... Elle m'a raconté son enfance, en Normandie, au bord de la mer, une vraie enfant sauvage, impétueuse, aventureuse, libre ! On a passé des disques, Joni Mitchell, Nick Drake, Chopin, beaucoup trop de Chopin et bien trop de chopines. Je n'ai fait qu'écouter, elle avait tant à m'apprendre.

Je me suis demandé pourquoi elle restait, l'argent ? Je ne voyais que cette raison bien sordide pour accepter cette servitude. Elle m'a fait penser à Romy Schneider dans ses derniers films, ce regard transparent, qui donne accès au tréfonds de son âme. Elle a dans les yeux une lucidité frappante, elle a tout compris, elle est clairvoyante. Ta mère est sage, vous êtes fous. En guise d'au revoir, elle m'a soufflé un baiser. Charmant. Puis j'ai eu besoin de me rafraîchir, vous connaissez la suite.

Contrairement à Papa, je n'ai pas trouvé le sommeil, trop occupé à échafauder un plan, une évasion.

Aujourd'hui, la BX de Papa me tend les bras. Je parcours les quelques kilomètres qui me séparent de la maison d'Aurélie toutes vitres ouvertes. L'excitation de l'instant est palpable, j'en ai la chair de poule. La bagnole avale le ruban d'asphalte de la corniche avec agilité, l'océan projette des embruns dans l'habitacle, derrière mes lunettes de soleil je me prends pour Steve McQueen. Pour la première fois de ma vie je suis fier de moi, je vais enfin être utile à quelque chose, enfin plutôt à quelqu'un.

Arrivé à bon port, je sonne au portail. Personne ne répond, j'insiste lourdement. Chantal apparait, shootée, décontenancée puis souriante. 

Elle m'ouvre la grille. Je m'approche d'elle, lui tend la main. "Viens, suis-moi, je t'emmène voir la mer."



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