Mieux vaut tard...

 


Rainer pose ses pieds sur la balance. Il constate avec effroi qu'il a largement dépassé le quintal. D'une voix monocorde la diététicienne l'invite à la suivre. L'œil alerte, il dissèque le corps de la femme, ses jambes taillées comme des lames de couteau, ses fesses qu'il imagine dures comme des pierres. Sans en connaître la raison, il ressent de la tristesse. Elle positionne des électrodes sur ses poignets et ses chevilles. Une interface transmet les données corporelles à l'ordinateur central. Après l'examen, elle tape quelques lignes de commande et l'imprimante se met en branle dans un vacarme strident d'aiguilles grinçant sur le papier. Rainer ne sais que faire de ses yeux. La femme n'est pas belle mais son regard d'un vert lumineux et perçant le trouble et l'incommode. Cet inconfort le pousse à observer les tableaux accrochés au mur, comme un gosse, un innocent, un benêt tête en l'air. Il reconnait le baiser de Klimt, un portrait de Kokoschka aux couleurs criardes, un nu de femme aux traits torturés signé Schiele. "Étonnant, des peintres autrichiens...", intrigué il se lance et interroge la brindille face à lui :

-"Vous êtes férue de peinture viennoise ?"

Interloquée la diététicienne lui répond poliment, quoique de manière un peu abrupte.

- "Oh, non, non, ces tableaux étaient là avant que je ne reprenne le cabinet. Je n'y connais rien en peinture, mais ça met de la couleur. C'est sympa."

Rainer esquisse un sourire un peu las, dépité, il fixe ses pieds mal chaussés dans ses éternelles chaussures de tennis blanches. Comment pouvait-elle considérer les œuvres de ces deux artistes avec autant de légèreté ? Sympa... Dans sa caboche de septuagénaire grognon, il pense à tout ce qu'il juge sympa : une gaufre au sucre, une balade en forêt, les chansons de Simon & Garfunkel, une bière bien fraîche, un bain chaud... Tout cela c'est sympa, mais l'art, l'art avec un A majuscule, ça se doit d'être au delà du "sympa", ça provoque des émotions fortes, de la joie jusqu'au dégout, la grande musique (de Bach aux Rolling Stones) vous dresse les poils sur les bras de plaisir, c'est une jouissance folle, un tableau admiré reste gravé pour toujours dans vos rétines... Il soupire sans émettre de son. Son irritation est muette. Ces derniers temps il s'agace de tant de choses, mais il n'a plus l'envie ni le courage de s'exprimer, à quoi bon ?

Adolescent, le jeune Rainer pouvait se targuer d'être le  propriétaire d'un corps sans intérêt. Ni sportif, ni gros, ni même légèrement enrobé, son physique était juste banal, plat, monotone comme une traversée des plaines céréalières de la Beauce ou du Midwest. Avec les poussées d'hormones, les bouchons de sébum, les éjaculations incontrôlées, vint le désir pour le sexe opposé. Il vivait mal son manque d'attrait. Bien conscient de la concurrence féroce qui règne en amour dans une économie capitaliste, il prit la décision suivante : il allait prendre soin de son corps, le bichonner, le muscler. Les résultats furent probants, sa posture s'améliora, il devint ferme, affiné et prêt à être consommé par la gent féminine. Son stratagème fut efficace, il attira les greluches comme les tortillons de papier collant attirent les mouches. Repu de sexe et d'amourettes sans lendemain, il devait se rendre à l'évidence, il n'était pas plus heureux. Ses études de droit terminées, il se fit embaucher dans une boite d'import export où il officia comme juriste. Entre la photocopieuse et la machine à café il tomba fou d'amour pour la pétillante Denise, une femme sensible aux bonheurs simples. Il vécurent d'amour et de bon petits plats. Il trouva alors le réconfort et la paix dans sa cuisine, se régalant de sa palette à la diable, se pourléchant de la sauce onctueuse de sa blanquette de veau et des douceurs de la pâtisserie Grobichon que Denise ramenait chaque dimanche après la messe.

La diététicienne aux joues creuses est là, devant lui, elle interprète les résultats des tests.

- "Monsieur, comment dire..." Elle marque une pause, inspire, la bouche en cul de poule, puis se lance enfin. Avec un débit de mitraillette, elle lui assène qu'il est obèse, mais... "Vos constantes ne sont pas si mauvaises, vous disposez d'un excellent capital osseux, et votre masse musculaire est bien dans la moyenne. La machine a détecté deux choses importantes, primo, votre masse graisseuse est trop importante et nous allons la faire fondre, croyez-moi, deuxio, vous n'êtes pas bien hydraté. Vous buvez assez d'eau ?"

Rainer savait que ce moment allait venir, qu'il allait devoir tenir sous silence sa consommation d'alcool, de vins, de spiritueux, et autres bières du monde... Il se redresse et lui annonce l'air grave : "Je n'ai jamais aimé l'eau, ça a toujours désolé ma pauvre mère qui me qualifiait d'hydrophobe. En revanche, je bois énormément de café, et ça ne m'hydrate pas ?" Elle répond par la négative en secouant la tête de gauche à droite, "il faut que vous buviez deux litres d'eau par jour. C'est ce que l'ordinateur me dit en tenant compte de votre corpulence, ça fait beaucoup, mais je suis sûre que vous allez y parvenir." Résigné mais combatif, Rainer conclut, "S'il en va de ma santé, je me transformerai en éponge, je boirai toute la pluie qui s'abat sur nos tronches de septembre à aout, croyez-moi docteur, parole de Rainer !"

Surprise par autant de lyrisme, la praticienne, émue et tremblotante tend une liasse de menus et de consignes diététiques à Rainer, " M. Heimlich, vous m'épatez, je n'ai jamais vu un patient aussi motivé ! N'oubliez pas, on reste en contact. Au moindre coup de mou, je suis là pour vous soutenir et vous accompagner. Vous êtes courageux, on se donne rendez-vous dans 3 semaines."

Dehors, l'air et doux et s'infiltre entre les boutons de la chemise de Rainer. Assis sur un banc il est seul, tranquille, la bedaine exposée au soleil. Les ifs se balancent au gré de la brise et quelques passereaux volètent gracieusement. Devant lui une pierre tombale. 

"Denise, ma douce, tu m'as toujours supplié de prendre soin de moi, je vais enfin suivre tes conseils. Bien sûr c'est un peu tard, mais je sais que là où tu es tu es fière de moi."



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