L'insoutenable bleu du ciel

 


Allongé sur un lit de 90, mon regard se perd dans l'azur. Pas un nuage. C'est un février estival, comme celui de l'année dernière, et de l'année d'avant... Le bleu du ciel est saturé, tellement vif qu'il explose la rétine de mes yeux. Le trop-plein de luminosité m'a toujours fait pleurer. Trop sensible, je pose une main sur mon regard, pour me protéger et pour oublier le vert olive pisseux sur les murs, l’exiguïté du lieu aussi. 

Pourtant, malgré toutes ces précautions, impossible de faire le noir : des ombres rougeoyantes s'animent sous mes paupières. Elles me fascinent et m'hypnotisent, comme les flammes d'un feu de bois. 

J'aimerais faire taire le monde extérieur, mais je suis bien incapable de faire abstraction. J'entends des invectives (Bâtard ! Narvalo !), des hourras, des balles frappées contre le mur... J'entends le bruit du bus qui stoppe en grinçant et qui redémarre poussivement, la pétarade d'un gang de mobylettes, le boom boom du hip hop, des mélopées orientales... Bien qu'enfermé, l'extérieur est bien trop présent à mes oreilles.

Mon cerveau turbine à plein régime, à cause de l'inactivité je suppose. Je tente une plongée en profondeur sous cette surface de bruit et de lumière, vers le plus secret, le plus intime, je plonge au cœur de ce que l'on ne m'enlèvera jamais : mon imagination. 

Je visualise les fleurs blanches, bleues et jaunes qui tapissent les allées du jardin de papy. Ébloui, je zoome à fond, j'observe les corolles, puis chaque pétale, je ressens la sève qui se diffuse dans chacune des fleurs à toute vitesse. Il y a toute une vie minuscule, quasi imperceptible dans ces platebandes. Je suis le témoin du travail acharné des fourmis, je fais connaissance avec la famille pince-oreille que les scientifiques nomment Forficules.  Les fleurs ne sentent pas grand chose, mais je me délecte de l'odeur de la terre chauffée par le soleil, j'admire sa couleur chocolat, j'aime son goût acre, presque métallique. Mes oreilles perçoivent le bourdonnement lancinant des abeilles et des guêpes, le bruissement des ailes d'autres insectes encore inconnus. Toute cette activité résonne avec précision dans mes tympans, et j'en comprend la signification secrète. La sueur dégouline le long de mes tempes. A l'intérieur de la maison, Mamie prépare une citronnade, les glaçons s'entrechoquent dans la grande carafe en plastique orange.

Papy au loin, tout au bout de l'allée, me fait de grands signes, de grands moulinets de bras comme un naufragé sur une île déserte. Il avance vers moi en trainant la patte, Long John Silver de banlieue.

"Oh Papy, que t'es t-il arrivé ?"

Le vieux hirsute et mal fagoté m'embarque dans des explications sans fin, il me parle d'un match de football, d'un tacle vicieux derrière les chevilles.

"A cause de tout ça mon équipe s'est faite sortir ! Premier tour de coupe ! La honte !" 

Il est agacé, tout rouge. J'entends ce qu'il me raconte mais je ne comprends rien, a-t-il déjà tapé dans un ballon ?

J'ouvre les yeux. La lumière aveuglante percute les murs dégueulasses, je me retourne instinctivement, violemment, j'enfouis la tête dans l'oreiller. Encore dix piges à passer au violon.


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