I find it hard to believe you don't know
The beauty you are
But if you don't, let me be your eyesA hand to your darkness so you won't be afraid
The Velvet Underground & Nico
Vautré dans le canapé je m'interroge : serais-je en train de tomber amoureux ? J'ai de vagues souvenirs de ce sentiment. Je ne l'ai éprouvé qu'une fois, en 3e. J'avais jeté mon dévolu sur ma prof de maths, Mme Launay. Cette année fut un calvaire ponctué de longues phases mélancoliques et de courts instants d'exaltation. Sans jamais lui avouer ce que je ressentais, j'essayais d'attirer son attention, j'avais fini par me persuader qu'elle éprouvait le même trouble à mon sujet. Arrivé en juin, j'en étais toujours au même point, amoureux solitaire dans une ville morte, amoureux imaginaire, après tout qu'importe…*. Désespéré mais tenace, je déposai une lettre dans son casier. Mme Launay eut l'élégance de me répondre, j'ai gardé cette relique :
"Yves,
Merci de me laisser tranquille. Si tu continues tes bêtises j'en parlerai à tes parents. Je ne t'aime pas comme tu m'aimes et je ne veux pas te laisser espérer quoi que ce soit. Je t'invite à te tourner vers les filles de ton âge, d'ailleurs il me semble bien que Christelle Dupuis a un faible pour toi. Oublie-moi et passe de bonnes vacances (studieuses il va de soit). Bien cordialement. Anne Launay"
Vous comprenez désormais, je suis loin d'être un expert dans le domaine de la rencontre et de la séduction.
Ce soir j'ai peur. Les scénarii que j'échafaude dans ma tête se terminent toujours par un claque, un refus ou les deux. Comment aborder cette femme que je ne connais pas, cette inconnue du bus rouge ? Elle a déjà laissé son empreinte. Je ne pense plus qu'à elle. Je suis un obsessionnel, c'est maladif.
Les œufs au plat semblent me regarder du fond de leur assiette, il se demandent pourquoi je n'ai pas encore eu envie de les dévorer. Pas de dessert, pas de film, envie de rien. Je vais me coucher sans même me brosser les dents, je me laisse tomber sur le lit, encore habillé et finit par trouver le sommeil vers 23h23.
Joanna, you made the man a child again, so sweetly
He breathed your smile, lived in your eyes completely
And on his heart there's still a trace of you
Scott Walker
4e jour.
Je jubile. Après une journée de boulot aussi morne que la plaine de Waterloo après la bataille, je ju-bi-le. La femme au miroir est là, à l'arrêt de bus, assise sur le petit banc de plastique thermoformé. Gentleman, je lui demande si je peux m'asseoir à ses côtés. Un très élégant "mais bien sûr je vous en prie" s'échappe de sa pulpeuse bouche. L'horloge indique qu'il nous faudra patienter 10 minutes jusqu'à l'arrivée du prochain bus. Challenge : J'ai 10 minutes pour en savoir un peu plus sur elle. Pour me donner une contenance je feuillète mes dossiers sans vraiment les lire. Pas de polar nordique pour ma voisine, mais je sens confusément son regard sur moi, elle lit les courriers de la COGIFEP, courriers d'un formalisme assommant.
- Vous travaillez à la COGIFEP ? Elle pique un fard et s'excuse. Je suis désolée je n'ai pas pu m'empêcher de lire par dessus votre épaule, c'est tellement indélicat de ma part !
- Pas de souci, vraiment, ce n'est aucunement secret.
J'ignore pourquoi j'ai utilisé cette expression débile (pas de souci), j'ai été pris de court, mon manque de répartie est inquiétant. J'en viens à me demander si mon cerveau est réellement connecté…
- Je m'appelle Elsa, on se croise dans le bus depuis peu. Je travaille pas loin de vous à la COGIM. Je suis dessinatrice industrielle.
- Ahhh parfait, j'adore le dessin !
J'ai honte tellement je me sens crétin, comment peut-on comparer le dessin industriel et ceux de Michel-Ange ? C'est ainsi, je ne maitrise pas l'art de la conversation, j'ai sûrement d'autres qualités, enfin je l'espère. Je reprends :
- Oui oui, le bus c'est une nouvelle expérience pour moi… Parler aux gens à l'arrêt de bus aussi d'ailleurs (Elle se fend alors d'un petit rire gazouillant absolument désarçonnant). Euh moi c'est Yves, je suis comptable à la COGIFEP... Enfin vous l'aviez deviné... Pas très existant tout ça…
-Il en faut bien, me répond-elle avec cet air gêné par le peu d'intérêt de la discussion. Un silence pesant s'installe, nous levons simultanément nos têtes au plafond de l'abribus, le temps marque une pause, l'élastique temporel s'étire lentement… longuement.
L'imposant bus à soufflet approche et nous sauve la mise. A ce moment je ne saurais expliquer ce qui m'a pris, j'étais dans un état second, un peu ivre et en même temps complètement lucide. Je me suis lancé :
- Elsa, ça vous dirait de prendre un café ? Un jour ? Enfin... si vous voulez...
Totalement surprise la jeune femme a écarquillé les yeux en esquissant un mouvement de recul, puis dans un éclat de rire me balance :
- Ah mais il n'a pas froid aux yeux le petit comptable !!! Ok, je vous trouve tellement maladroit c'en est touchant !
Nous avons voyagé debout dans le bus bondé. En équilibre instable, le nez dans sa chevelure de reine de Saba, je me suis régalé. Elle utilise le shampooing à la pomme de mon enfance, c'est certain. Elle est magnifique, magique, magnétique, mirifique, je pourrais mourir aujourd'hui, elle a dit oui.
Avant de nous séparer, elle fixe le rendez-vous :
- Retrouvez-moi samedi au salon de thé Gontier à 17h.
- Sans faute ! (Je lutte pour ne pas sourire béatement).
Je la vois marcher sur le trottoir, le port altier, nez au vent, elle me fait un signe de la main. Putain, je suis amoureux !
* plagiat éhonté d' Elli et Jacno -Amoureux solitaires
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