Nos transports amoureux (épisode 1)

 

« Toute la pluie tombe sur moi

Et comme pour quelqu'un dont les souliers

Sont trop étroits tout va de guingois »

Sacha Distel


Me voici derrière la glissière de sécurité, à l’abri du trafic et de l'averse sous un parapluie écossais grand format. Ma vieille Peugeot dont j’ai hérité à la mort de mon paternel est là, garée sur la voie d’arrêt d’urgence, le capot levé, dévoilant ses entrailles, totalement impudique. La pluie qui tombe dru sur le moteur bouillant produit de graciles nuages de vapeur bien vite dispersés par les bourrasques du vent de novembre.
Clotilde, la fille de la ligne téléphonique d’assistance de mon assureur me l’a certifié, un camion de dépannage est en route et viendra nous chercher, la 304 et moi, d’ici 15 minutes. Cela fait déjà presque une heure que je poireaute en sifflotant.

 Le stress me fait siffler. Mon gazouillis n’exprime pas la félicité. Mal accordés et discordants, les sons qui s’échappent du O formé par mes lèvres sont disgracieux, les notes se suivent, indisciplinées, se fichant bien de respecter une mélodie reconnaissable, elles divaguent, rapides et imprévisibles. C’est moche.
« Tous les routiers ne ressemblent pas à des brutes épaisses en débardeur », voilà ce que j’ai pensé en voyant débarquer le dépanneur, un type chétif, voire malingre au volant de son gros véhicule jaune et rouge à gyrophares. Edouard, c’est son nom, est une crevette d’à peine 20 ans, un gars avenant, sympathique, plein d’empathie pour le naufragé de la route que je suis. Après avoir monté mon antique guimbarde sur le plateau, il m’invite à bord de la cabine. 
« Ça vous dérange si je fume ? » me demande-t-il prêt à enflammer sa cibiche. Je lui réponds par la négative, et, lorgnant sur son paquet bien plein, lui chine une clope. « Mais bien sûr, allez-y, servez-vous, elles ne me coûtent presque rien, mon frangin me les ramène de Pologne, il est chauffeur longue distance… » Il a l’œil presque humide en évoquant son frère, je lui offre un regard plein de compassion assorti d'un petit sourire gêné, celui du type qui comprend la douleur de son interlocuteur. 
- « Je vous dépose au garage ou à votre travail ? »
- « Au travail, ce sera parfait. Merci, je bosse à la COGIFEP. »
- « Ça roule ma poule, on en a pour 5 minutes », il me dit qu'il connait bien le chemin pour se rendre là-bas, qu'il a déjà dépanné quelques-uns de mes collègues, dont Sylvia. Avec un clin d'œil m'invitant à une certaine complicité masculine il l'a décrit comme "un beau brin de fille, vachement bien carossée"… Je le comprends, c'est vrai qu'elle est spectaculaire, inoubliable, éblouissante, mais c'est aussi une fille qui aimerait que l’on se souvienne d’elle pour ses compétences, son intelligence et sa vivacité d’esprit, plus que pour ses fesses rebondies et ses yeux bleu cobalt. Sylvia est en arrêt depuis un moment : burn out. Il m’arrive de lui envoyer un message de temps en temps, elle n’a pas répondu au dernier d’ailleurs. J’espère qu’elle va mieux. Je ne dévoile pas ces détails à mon Edouard, il est bien trop sensible mon routier, je préfère le préserver. 

Alors que nous approchons du siège de la COGIFEP et après avoir enchainé maintes ronds-points sous une pluie qui redouble de force, le dépanneur relance la conversation : « Vous y faites quoi dans votre boite, sans vouloir être indiscret ? »
- « Oh, il n’y a rien de bien secret, je suis comptable, tout cela n’est pas très folichon »
« Faut bien faire bouillir la marmite » me répond-il, philosophe, la tête penchée sur le côté, expirant une petite volute de fumée polonaise.
Edouard me dépose devant le siège de la boite, je le remercie pour la clope, il m’informe que le garage m’enverra un sms pour me donner un délai de réparation et une idée du tarif. Alors que son camion s’engage sur le boulevard, je le salue, il me répond par deux coups tonitruants de klaxon bien gras.
Ce vendredi, je ne suis pas serein, j’ai un mal fou à me concentrer. Je pense à Sylvia et… au fait, je fais comment moi pour rentrer chez moi et revenir au boulot lundi ?
 
 
 
« Taxi beaucoup trop dangereux
Taxi beaucoup trop douteux
Antitaxi
Prends le bus, prends le bus »
La Femme
 
SMS reçu à 18h, c’est le garage.
« Monsieur,
Diagnostic panne : joint de culasse HS. Démontage moteur indispensable. Pièce commandée, au moins une semaine de délai. Compter 1000€. Cordialement.»
 
Le glou glou du whiskey versé dans le verre en cristal au cul lourd et épais me rassure et me réconforte. On est vendredi soir, je suis rentré à pied. J'ai marché le long de la rocade, puis j'ai pénétré les quartiers périphériques, traversé des lotissements, je me suis aventuré dans les rues de la ville plantées de barres d'immeubles et de tours sans balcons. Enfin le centre ville, mon terrain de jeu habituel, sain et sauf, trempé jusqu'aux os. Je suis fourbu, cuit, kaput ! « Yves, tu as bien le droit de t’accorder ce petit plaisir, surtout après cette journée de merde. » Je souris à moi-même.
Oui, je ne vous l’ai pas encore dit, je m’appelle Yves, Yves Montel. Vous savez que je suis comptable à la COGIFEP… J’habite ce 3 pièces en centre-ville, seul. Ma collection de disques me tient lieu de compagne ou d’enfant. Chaque disque évoque un lieu, une personne, souvent des femmes, un souvenir, un sentiment. Je suis un fétichiste vinylique, un obsédé du sillon. Le mur nord de mon salon est tapissé de disques classés alphabétiquement dans des cases parfaitement carrées, la discographie de chaque artiste est classée chronologiquement ; une façon indubitable de prouver qu’avec le temps l’inspiration se tarit, et les artistes reproduisent sans fin la formule magique, celle des débuts, quand coulait la sève créatrice en abondance.  
Ce soir je n’écoute rien, j’ai besoin de réfléchir. La panne de ma Peugeot me perturbe. Il va falloir trouver un moyen pour me rendre au bureau. J’ai tout d’abord pensé prendre des congés, mais cette solution aussi aisée et pratique soit-elle est le signe désolant d’une grande paresse, d’un renoncement, je ne suis pas de ceux qui reculent devant l’obstacle ! Alors procédons par ordre : 
Le taxi ? trop cher. 
Le vélo, je n’en ai plus et la boite est bien trop éloignée d’ici, perdue dans cette affreuse zone artisanale en périphérie. J’arriverais trempé de sueur et de pluie. Il me reste encore un soupçon d'amour propre... 
Le co-voiturage ? Je n’envisage même pas de monter à bord de la berline intérieur cuir de Micheline, ma N+1 (comme on dit désormais). Elle accepterait probablement de me dépanner, mais l’idée même de bavarder avec ma supérieure hiérarchique à 8 heures du matin en respirant son parfum sucré et entêtant me donne la nausée. 
Il ne me reste plus que la solution du bus, mais à 43 ans je n’ai presque jamais emprunté les transports en commun. Pourquoi ? Le mot « commun » provoque chez moi une réaction de rejet. Le collectif me fait horreur, je n’ai jamais aimé le football, ni partager la même bouteille d’eau, le commun c’est vulgaire. Vous vous dites que je suis un affreux snob, un prétentieux, un asocial, vous avez probablement raison, je suis tout cela doublé d’un anxieux maladif. Tout bien pesé, je vais devoir me rendre à l’évidence : « Yves, prends le bus, c’est la seule solution, va falloir t’y faire mon gars. ».
J’ai téléchargé les horaires, étudié tous les arrêts, ceux aux noms d’oiseaux, ceux aux noms de provinces d’antan, j’ai bossé les correspondances, les itinéraires, aller et retour. J’ai tout noté dans un carnet. Nous sommes vendredi soir, 21 heures 13 minutes, je glisse ce carnet dans la poche intérieure de ma parka. Je suis fin prêt pour lundi matin. Je m'accorde le droit à un autre whiskey, je choisis un disque des Dogs, Too much class for the neighbourhood… l’histoire d’un mec qu’on n’invite jamais à la fête, un type qui s’en cogne parce qu’il a trop la classe pour le voisinage. Je ris seul. La guitare Rickenbacker crache ses aigus dans les enceintes, l’harmonica me donne le tournis, encore un, deux, trois whiskeys : bonne nuit.
 
« Comment faut-il faire ?
Pour capturer le bonheur,
Accepter tes pleurs »
            Dominique Dalcan
 
Dimanche soir. Je regarde le film dominical sans plaisir. C’est un blockbuster étasunien, j’utilise ce terme de lecteur du Monde Diplomatique pour me moquer, c’est tellement laid « Etasunien »... Bref c'est un film de super héros. L’intrigue est simpliste, le bien, le mal, les acteurs sont musclés, c’est pyrotechniquement parfait, visuellement épatant mais malgré tout je ne pense qu’à demain… Prendre le bus. J’ai pourtant tout appris par cœur, rempli mon carnet, schématisé les lignes.
Aller : se rendre à l’arrêt Gambetta à 7h33. Laisser passer 5 arrêts, descendre à Sadi Carnot. Attendre 10 minutes, prendre la correspondance pour Centre Commercial Beausoleil. 7 arrêts, descendre à Bouvreuils. 3 minutes de marche jusqu’à la COGIFEP. Je vous épargne le voyage retour.
Les questions se bousculent, le bus sera-t-il en retard, comment savoir si je monte dans le bon, est-ce que le chauffeur aura la monnaie sur un billet de 10 euros, sera-t-il aimable ? Il faut que je me poste près d’une porte, et si le bus est bondé, est-ce que je vais parvenir à monter à bord, ou à en descendre ? Qui appuiera sur le bouton arrêt demandé ? Combien de temps avant l’arrêt faut-il appuyer sur ce satané bouton rouge ?
Pour me détendre je me prépare une tisane, mélange bonne nuit. « C’est quand même bien dégueulasse la tisane » je me fais cette réflexion à voix haute en prenant Iron Man à partie. Il n’en a cure et s’en va fracasser des méchants le sourire aux lèvres. Je ne bois pas toute la tasse de breuvage soporifique et me venge sur le chocolat aux noisettes. 

Au lit depuis 0 heure et 16 minutes. Il est maintenant 3 heures et 37 minutes, mon cerveau tourne à plein régime.

                               

 


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