Sauveteur amer (épisode 2)


 - "Vous faites ça souvent ? Aborder les femmes seules dans les bars-tabac ? C'est une habitude chez vous ?" Elle avait l'œil franc, elle parlait direct.

- "On peut se présenter d'abord, et après je vous répond, promis ?" Je n'en menais pas large face à cette inconnue bien campée sur son tabouret de bar. J'avais l'intuition que d'une seconde à l'autre, au moindre faux pas, elle pouvait me décocher une droite sur mon gros pif de mec relou. Pour lui répondre j'ai fait sobre : "Moi c'est Edgar." 

- "Enchantée, moi c'est Sophie, et en vous parlant, là, maintenant, je me dis que soit j'ai une tête de pauvre fille perdue, soit vous m'avez prise pour une pute… ce qui équivaut à la même chose, hein ?" 

J'ai bredouillé un "non, non" pathétique, je lui ai expliqué que j'étais seul ce soir, et que je n'avais aucune idée du pourquoi je l'avais abordé.

- "Je ne suis pas ce que vous pensez." J'ai senti la chaleur monter sous mes vêtements, le rouge sur mon visage, les perles de sueur sur mon front. "Ne le prenez pas mal, mais je crois que vous m'avez ému."

-"Ah me voilà émouvante ! Aurais-je affaire à un artiste tourmenté, un poète maudit ?" En disant cela elle rit franchement. Bien qu'embrumé par quelques bières je comprenais bien qu'elle se fichait ouvertement de ma fiole. La chaleur continuait de monter, j'allume alors une énième cigarette pour me donner un poil de contenance.

Le verre de Martini vide, j'en commande un deuxième discrètement auprès du patron, qui s'empresse de gueuler "un Martini pour le Don Juan au bar avec la jolie dame !"

-"Je vois que vous êtes connu comme le loup blanc ici, vous avez bien l'habitude de dragouiller dans ce troquet minable !"

J'avais l'impression d'être une plaquette de beurre en déliquescence, un tas de sable dans lequel Sophie s'amusait à donner de violents coups de pied destructeurs. Malgré mes dénégations, tout était contre moi, elle savourait en me voyant m'engloutir dans les sables mouvants de mes explications de plus en plus alambiquées et incohérentes. Il fallait que je sois franc, que je la regarde droit dans les yeux, que je copie chacun de ses gestes, il fallait que j'applique ces putains de techniques commerciales qu'on m'a inculqué au boulot.

-"Bon, vous ne me croyez pas, je vais vous mentir alors, peut-être qu'ainsi vous me croirez !" Je commande une autre bière, je suis déshydraté, malade. Après une première gorgée salvatrice, qui n'avait vraiment rien à voir avec celle de Philippe Delerm, je me lance. Mon regard planté dans le sien, j'ai attaqué la face nord, c'était himalayesque, absolument inconscient, j'étais là complètement nu devant cette femme aux allures de Yeti (cher lecteur un peu demeuré, c'est une image bien sûr). Elle pouvait me prendre dans sa main et m'écraser comme un vulgaire sherpa, juste en pressant entre son pouce et son index. "Je vous ai trouvé magnifique, comme une héroïne d'un film de Sautet, belle et pourtant défaite. J'ai senti un drame derrière vos yeux mouillés, ce rimmel dégueulasse, vos cheveux à peine coiffés et pourtant si harmonieusement arrangés. Il fallait que je vienne à la rescousse, il fallait vous empêcher de faire une bêtise, vous sortir la tête hors de l'eau. Une femme de votre classe, aussi élégante, une femme brisée comme vous, devait être réparée. J'ai tenté le tout pour le tout, visiblement il ne fait pas bon ressentir de la compassion en 1995."

Elle me fixa intensément, croisa les bras en me considérant de bas en haut, puis applaudit. Son visage s'illumina d'un beau et grand sourire un brin carnassier.

-"Alors là, je dois avouer que vous avez un certain talent, j'ai envie de croire à votre mensonge, vous m'avez eu. Dites-moi Edgar, j'ai très envie de poursuivre cette conversation, vous m'intriguez, et après une telle tirade ce serait vraiment faire preuve de gougnaferie de vous abandonner là… mais j'ai une de ces faims ! Ils servent à bouffer ici ?"

-Allons fumer dehors, j'ai eu un peu chaud, ensuite je demanderai que l'on dresse la plus belle des tables pour vous Sophie. Ils servent les plus beaux harengs-pommes à l'huile de la ville ici !



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