Play, rewind (épisode 3)


 Mon père a décidé de m'emmener marcher au bord de la rivière. Le ciel est bas et gris, gris pâle, quasi blanc. On dirait qu'il va neiger, bizarre, nous sommes en mai. Depuis plusieurs décennies cette région vit un automne perpétuel, les habitants sont résignés, un jour sans pluie est une belle journée.  Alors que nous marchons en silence sur le chemin de halage, mon père s'anime, me tape sur l'épaule et pointe un rat musqué nageant dans l'eau verdâtre. Le rongeur glisse jusqu'à son terrier, il a l'air pressé, peut-être est-il en retard, le déjeuner est prêt, tout le monde l'attend autour de la table. "Quand tu étais petit tu les appelais les rats musclés… Tu nous faisais bien rire quand tu les imitais, tu les imaginais faisant de la musculation dans leurs terriers." 

Nous rions, et c'est la première fois depuis que je suis arrivé. Papa se risque même à un geste affectueux, ces bonnes vieilles tapes dans le dos dont lui seul à le secret. Nous cheminons. Sur notre gauche les vestiges de la mine de fer, les concasseurs, les silos. La mine a fermé il y a fort longtemps, je ne l'ai jamais connue en activité. Ceux qui y travaillaient sont tombés comme des mouches, fauchés par la silicose. La cité ouvrière était surnommée "la cité des veuves". Certaines, les plus jeunes,  ont pu se recaser avec des marlous qui bossaient dans la sidérurgie, des moustachus en mob, des polonais, des belges, des ritals, des cadors au foot et à la descente de 33 Export*. Il y avait de sacrées figures, des figures matriarcales avec des bras forts, une carrure imposante, des mains comme des battoirs, et de larges hanches façonnées par les multiples grossesses. J'aimais bien trainer dans la cité, il y avait Patrick, Guido, Sandrine, le riz au lait de Mme Lefrançois, des R12, des cocos, des fafs aussi, mais ça se sera plus tard. 

-Tu te souviens, Papa, de Guido ? Il avait un sacré pied gauche... Notre Platoche à nous !

-Ah pour sûr, c'était un mec en or. Il a bien changé, il pèse un bon quintal et vote à droite. Il rit et poursuit, de toute manière, tout le monde vote à droite… même toi…même toi l'artiste, le musicien… Comment en est-on arrivé là ?  Bref… revenons à Guido. Il a eu des gosses avec Christelle, tu sais la pimbêche ? Tu ne pouvais pas l'encadrer celle-ci. Elle est toujours aussi con. Elle tient la cabinet d'assurance dans le bourg. Sa fille a été élue Miss France Elégance. Tu verrais le niveau !

J'encaisse les pics de mon père, il a raison, fermer sa gueule quand son père à raison, toujours. Je me dis que la mine, la cité, les copains, tout cela me semble bien lointain, je ne reconnaitrais plus personne, ni les lieux. J''ai l'impression d'avoir hiberné, loin d'ici, à la ville. Je suis de retour dans un monde en ruines, un monde balayé par un cataclysme silencieux. 

Mon père m'indique le pont métallique à droite. Nos pas sur le tablier résonnent, sous nos pieds la rivière charrie des bouts de bois, des déchets. Les berges sont jonchées de merdes diverses, là un bidon d'huile, un vélo, des paquets de chips. Nous pénétrons sur l'ancien terrain militaire, un terrain accidenté, plein de buttes et de creux, un terrain destiné à tester le matériel de guerre, chars et autres camions, les gros joujoux des biffins, chair à canon courageuse et basse du front. Nous ne nous éternisons pas, la pluie commence à tomber, elle est fine et nous trempe de façon sournoise. Nous rejoignons la voie ferrée, elle nous ramène au village, comme un fil d'Ariane rassurant sous l'averse. 

- Tu vois, ce monde ? On a vécu heureux ici. Non ? 

-Oui c'est vrai. Heureux. 

- On a merdé quand même. On ne peut pas dire qu'on vive mieux. Tu te souviens de cette chanson que je fredonnais en bricolant, Changer la vie ?  En effet elle a changé, on a tous perdu l'usage de nos mains, plus personne pour fabriquer, réparer, rafistoler, on se rue à BeauSoleil, on achète, on jette, on rachète. On a perdu nos pieds, regarde on est les seuls sur ce putain de chemin. Guido, il a perdu son pied gauche, plus un gamin ne joue au foot, on engraisse, on s'empâte. On a cru que ce monde meilleur n'avait plus besoin de mains, de pieds, mais on est tous en train d'en crever, avachis dans la bouillasse, il ne restera que les rats musqués. 

A suivre...

*bière bas de gamme à l'amertume très prononcée. Certains l'appelaient la bière de chantier.

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