Encres

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Pas un bruit dans l'appartement, juste le crissement de la mine sur le papier. Le dessin, il s'y est mis depuis peu. Son médecin, ce grand échalas de Langeard, lui a confirmé qu'il était bien dépressif. "Ca ne fait pas de vous quelqu'un d'exceptionnel vous savez, vous passez le cap de la quarantaine, c'est classique" lui avait-il lancé nonchalamment entre deux soupirs et un haussement de sourcil. 

En effet, il se sent mou, apathique, mais dépressif ? Vraiment ? S'il faut accepter ce terme pour rester à la maison, alors oui, il veut bien. Langeard est généreux, 2 semaines d'arrêt de travail (renouvelables sur simple coup de fil), ça laisse le temps de voir… et aussi de griffonner entre deux siestes. Croquer des visages, des regards, toujours des visages, féminins surtout, selon lui il n'y a rien de plus beau. En vérité, sa technique limitée l'empêche d'aborder d'autres sujets. Il est plus doué pour la mélancolie et l'apitoiement sur lui-même que pour les arts plastiques, c'est un fait, c'est le Michel-Ange du bourdon. La pratique artistique a le mérite de le sortir de son petit moi, de l'extirper de cette couverture molle dans laquelle il se love depuis trop longtemps. 

Donnez-lui de quoi dessiner, il éteindra chaque neurone en une fraction de seconde, comme on souffle sur des bougies d'anniversaire avec empressement. Il se concentrera alors uniquement, sur cette paupière mobile, cette narine, cette ombre dans le cou, appliqué tel l'enfant qui s'évertue à colorier sans déborder. Je l'ai vu essayer de dessiner des corps, des mains, mais il s'agace et les croquis finissent à la poubelle. Alors il se contente de ce qui le rassure, des visages de femmes, de face toujours, l'art du profil est difficile, et dans son état il ne souhaite pas se surpasser. Parfois il ne dessine que des poitrines, elles sont rondes et opulentes : pas besoin d'être psy pour comprendre pourquoi. 

Il a le sentiment que sa vie n'a plus de sens… Mais c'est bien vague tout cela. Quand il y réfléchit et passe le film de son existence dans sa tête, il se trouve médiocre, un acteur sans direction, regrettant d'avoir lu le scénario par dessus la jambe. Il était censé être le héros d'une comédie à l'italienne, mais le résultat est tragique. Coincé dans son trois pièce, il gribouille sans but. Il s'est laissé engloutir, recouvrir par cette fameuse couverture  d'ennui trop confortable pour être honnête. Souvent, il arrive à la conclusion que n'importe quel quidam avec une vie aussi morne que la sienne, finirait gavé d'anxiolytiques et d'antidépresseurs. Finalement, la dépression, c'est la chose la plus extraordinaire qui lui soit arrivé depuis sa naissance. 

Pour aller mieux, il dessine. Langeard lui a suggéré cette pratique, "dessinez, c'est gagné, vous connaissez ? Ca vous fera du bien, ou faites de la musique, mettez vous au piano, à la flûte… tenez-vous éloigné du porno, ça ne ferait qu'aggraver votre état mélancolique, ce n'est pas moi qui le dit, c'est une étude américaine." Il se fait alors la réflexion  que chaque sujet qui traverse nos vies a été étudié par une étude américaine, c'est étonnant non ?  

Mais revenons au dessin. Parfois il encre ses esquisses, il aime travailler l'encre de Chine, c'est bien la seule chinoiserie qu'il tolère. Il se délecte de son odeur, il adore sa texture sur les doigts. Il aime aussi les crayons gras à pointe douce qui fondent sur le papier.  Toute cette sensualité : on effleure, on gomme, puis on souffle. Il sait bien que tout cela est imparfait, d'aucuns diraient que ses œuvres sont affreuses, bâclées, enfantines. Il s'en fiche, il ne pense plus qu'à lui. Ne pas travailler, dormir, dessiner, écouter ses disques et lire un peu, c'est désormais sa vie. Chaque jour, tenter de vivre et guetter un signe de joie, même minuscule (c'est ce que lui a conseillé sa psy). La semaine dernière il a écrit dans son cahier des petits bonheurs (encore une des idées fumeuses de sa psy) : "J'ai réussi à dessiner un visage de profil." Youpi ! Cet accomplissement lui a tiré un sourire sincère. 

La route sera longue, il le sait. De temps à autres le téléphone sonne, l'horrible sonnerie jazzy et son saxophone mielleux résonne dans l'appartement. Des amis, des collègues prennent de ses nouvelles. Il trouve suspect que certains, et pas les plus proches, appellent fréquemment, comme pour se repaitre de son malheur relatif. Relatif, car il n'est ni mort ni atteint d'une maladie incurable. Alors, depuis peu, et parce qu'il déteste se répéter, il filtre les appels et répond de moins en moins. 

La difficulté dans les arts c'est de constater le hiatus entre l'œuvre imaginée, fantasmée et celle qui sort des doigts du pianiste ou de l'artiste.. Le fossé est parfois abyssal ! Peut-être qu'un jour sa main suivra exactement le plan, celui de son cerveau. Et puis après tout quelle importance ? Il a toujours abhorré les techniciens, les frimeurs, les besogneux.. Comme beaucoup de dilettantes il préfère la sensibilité, la beauté de l'imperfection, les hasards heureux, les erreurs de trajectoire, les taches, la note qui titille l'oreille, la note bleue. 

Il dessine et souvent c'est elle qui revient, il ne l'a jamais connue, mais c'est frappant, elle est là dans sa tête comme une réminiscence d'une vie antérieure. La dépression ne l'a pas rendu mystique, mais il s'écoute plus et s'ouvre aux signes, comme un recours à la pensée magique de son enfance. Elle a les cheveux courts de Louise Brooks, son nez est long et fin, sa bouche et large et invite au baiser. D'où vient-elle ? A force de la dessiner, il lui arrive même d'en rêver. Elle a pris corps dans son esprit, et elle l'aide à s'endormir, elle l'apaise. 

 

Commentaires

Anonyme a dit…
Texte profond et tellement bien écrit. Ici le lecteur se prend sa peine en pleine figure , ressent cette faille et s’y engouffre. Continuez, je vous prie l’écriture!
Vincent Kara a dit…
Merci pour vos encouragements
Anonyme a dit…
Très agréable à lire.

"la dépression, c'est la chose la plus extraordinaire qui lui soit arrivé depuis sa naissance"

oui, probablement un vide incommensurable pour accepter une seconde naissance, retrouver son regard d'enfant mais cette fois avec la distance d'un adulte pour se protéger tout en continuant à rêver.