La secrétaire écarlate

Ce texte, est issu d'un travail en atelier d'écriture, l'horreur n'étant pas ma came, je vous demanderai d'être indulgent.

 Vendredi. Une tour de verre et d'acier surplombe la ville en pleine expansion. A l'intérieur, installée à son poste de travail, courbée sur sa machine à écrire, Victoire de Saint-Michel. Elle est seule dans les bureaux de l'entreprise Corbier et frères…

Je suis coincée au boulot ce soir, je dois absolument terminer de taper le rapport que ce paltoquet de Corbier m'a confié. "Monsieur" s'échappe en weekend à Deauville avec sa maitresse. Il exige de trouver le rapport sur son bureau, avec son café chaud et la presse du jour dès son arrivée lundi à huit heures tapantes. Dehors, il pleut des chats et des chiens, comme disent les anglais. Je tape, je tape, comme une forcenée sur les touches de ma machine Olympia électrique toute neuve. Les mots s'inscrivent vite et bien, j'avance. J'ai hâte de retrouver Jean-Rémi qui m'attend à l'appartement. Il a commandé un repas chez le meilleur traiteur de la ville, la maison Poupinet. Ce soir c'est champagne, Saint-Valentin oblige. J'en ai presque terminé. 

"Flûte !", une goutte de sang s'est écrasée, comme au ralenti, sur la feuille immaculée. Je peste, j'enrage en arrachant la maudite feuille de la machine ! En toute hâte, j'extirpe un mouchoir brodé de mon sac à main pour absorber le flux de sang qui s'écoule de mon nez. Je suis sujette à ce genre de désagrément depuis que je suis gamine. 

Tout en appliquant l'étoffe sur mes narines, je pivote sur sur ma chaise vers la droite pour admirer les lumières de la ville. Je discerne une autre moi dans le reflet de la baie vitrée, une Victoire, elle est mon double, mais différente, étrange. Elle est en sang, on la dirait tombée du train, abimée. Je me lève lentement et me dirige à pas feutrés en direction du verre froid. Il règne un silence de tombeau ici, je n'entends que mon souffle court, de plus en plus court, je souhaite juste m'assurer que je ne rêve pas. 

C'est un putain de cauchemar.

Je pousse un cri de truie qu'on égorge, il résonne en échos infinis dans les couloirs vides de la boite. Je suis sanguinolente, mes yeux, mes oreilles, ma bouche, évacuent tout le sang de mon corps ! Je suis une secrétaire écarlate, le flux ne peut se contenir, ça dégueule, ça dégorge, le goût métallique du sang envahit mes papilles, je crache et étouffe, je libère une cascade de liquide carmin trop longtemps retenu dans ma gorge. Je suis un amas de sang, de lymphe, de pus, de pisse. Tout mon corps se met à vaciller sur mes escarpins. Je constate que la pluie qui s'abat sur la fenêtre comme des coups de fouets vachards ne lave rien. Mon reflet est monstrueux, je suis devenue une créature immonde, un corps blafard engoncé dans un tailleur sur lequel un fleuve de liquide de plus en plus sombre et visqueux se répand, seule la peau de mes pommettes que l'on dit saillantes a été épargnée...

L'horloge sonne vingt heures, je me surprend alors à penser à Jean-Rémi, à son pâté croute, aux vol-au-vent, à cette bouffe qui me donne envie de crever. Je me dis qu'il ne voudra pas de moi ce soir, c'est certain. Et pourtant, le sang, le pus, la pisse, tous ces fluides corporels cachés à l'intérieur de nos enveloppes, il connait, il est médecin… Mais ce soir, il ne me prendra pas. Pas dans cet état.

Je ressens le besoin vital de détourner le regard de la vitre, et parcours les quelques pas qui me séparent de mon bureau, je craquèle, petite porcelaine fissurée, souillée, bonne pour la casse. Sur le point de m'écrouler, mon regard accroche celui de Corbier. Il me mate impassible avec ces yeux de bovin, rien ne semble l'étonner, aucune trace d'effroi sur son visage mou. Il m'adresse la parole de sa voix monocorde, "Victoire, je passais reprendre le dossier Fournier, vous savez où il est ?" 

Tout semble normal, Corbier repart avec son dossier à la con. Je jette un dernier coup d'œil à la baie vitrée, la secrétaire écarlate est toujours là, elle affiche un sourire énigmatique et émet, comme pour mieux m'anéantir, un rire sardonique puis hurle d'une voix distordue par la douleur et la haine : "Ce soir tu vas crever salope !"

 

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